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de sa mort, on livrerait au premier venu, en les continuant avec cynisme, ces pages délurées et prestes, cette chronique égrillarde des mauvais bruits de chaque jour, qu’il griffonnait furtivement pour amuser les loisirs de Mme Doublet, imaginez-vous que sa plume eût pu ainsi courir sans scrupule, et la bride sur le cou, à travers les hasards de cette époque turbulente ? Non, mille fois non ! Quand ils veulent noter ce qui s’est fait, ce qui s’est dit autour d’eux, les vrais gens d’esprit se décident de bon gré à n’avoir d’esprit que pour la postérité. Je sais bien que cette retenue doit coûter beaucoup dans un temps comme le nôtre, où l’on a hâte de s’étaler, de jouir, de tenir sa place, à une époque où tout s’exploite au comptant, et où rien absolument n’est laissé en friche ; mais que voulez-vous ? c’est une loi rigoureuse de la société élégante que ce qui est toléré, goûté même en conversation, ne l’est précisément qu’à la condition expresse et tacite (tant elle est naturelle) de n’être pas écrit et livré aussitôt à la foule. Tel trait, telle anecdote, dits avec grace et applaudis, ne seraient, une fois imprimés, que fadeur ou impertinence. Du moment, en effet, où le public se trouve officiellement initié, il n’y a plus évidemment de cercle : ce serait le monde de tout le monde et par conséquent de personne. Les salons ne peuvent pas avoir leurs sténographes comme les tribunaux, leurs feuilletonistes comme les théâtres. Contredire ou railler les gens sur leur conversation de l’après-midi, par le journal qui leur arrivera le lendemain matin, nous semble moins poli encore que de les contredire chez eux, que de les railler en face. Si donc notre feuilletoniste veut être vrai, il risque fort de n’être pas reçu ; s’il veut être reçu, il risque singulièrement de n’être pas vrai. Le plus sage peut-être serait de se taire ou de parler d’autre chose. N’a-t-on pas le triste exemple des États-Unis ? La presse s’y mêle des personnes, elle intervient sans cesse dans les relations privées. Aussi, dites-moi où sont les salons, les réunions élégantes, les cercles mondains de ce pays-là ? Vous le savez bien et vous le dites, le journal c’est la démocratie. Que venez-vous donc y prendre des airs patriciens, y affecter un ton de suffisance mondaine ? Vous parlez, non sans grace assurément, de la société polie ; vous la vantez, et (vous êtes bien aise qu’on le sache) son maintien vous intéresse. Pourquoi alors jeter sous le pied du premier passant cette fleur de l’urbanité ? Monde et feuilleton, cela se repousse. Pour tout résultat, comme disait Rivarol, vous démocratisez l’aristocratie. Le juge suprême des choses de l’esprit, c’est le monde : or, si l’esprit aussi se met à juger le monde périodiquement, régulière-