Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/127

Cette page a été validée par deux contributeurs.
121
SITUATION INTELLECTUELLE DE L’ALLEMANGNE.

a atteint les sommets de l’intuition : la grande œuvre de Hegel a été de faire de ces idées sublimes une propriété pour la nation, une propriété éternelle, inaliénable. C’est là le côté démocratique de sa philosophie. Schelling a agi d’une manière mesquine et misérable quand il a parlé de Hegel avec dédain. Je ne sais s’il y a de l’imprudence à m’exprimer ainsi, mais je défends les droits du mort contre l’injustice du vivant : c’est l’ombre de mon maître qui me fait parler ! » L’entendez-vous ? Quelle vivacité ! quelle passion ! Et représentez-vous le jeune orateur entouré de ses élèves, avec leurs costumes bizarres, leurs torches à la main. Il s’arrête de temps en temps, et professeur et étudians entonnent ensemble le chant de l’université, le gaudeamus ; puis il reprend : « La peur, c’est le diable ; mais l’espoir, la force, le cœur, le hardi courage, c’est là Dieu en nous. » Voilà une fête allemande, voilà une de ces émeutes philosophiques ; on comprend que M. de Schelling ait hésité si long-temps à aller prendre possession de ce trône de science fondé à Berlin par Hegel, et si vivement défendu par ses amis.

J’ai vu M. de Schelling à Munich, au moment même où il se disposait à partir pour cette périlleuse campagne. Il était décidé alors, et le doute avait fait place à cette naturelle inspiration dont son ame est si riche. Je l’ai vu tout animé, sous ses cheveux blancs, d’une ardeur juvénile. Il parlait avec enthousiasme, il nous disait ses projets, il comptait ses ennemis ; et comme l’aspect d’un maître nous remplit le cœur d’émotion et de foi, comme celui-là est dans sa personne supérieur encore à ses écrits, je m’imaginais aisément qu’il allait ouvrir à la pensée des routes nouvelles, et que les religieuses ferveurs de la science allaient renaître en Allemagne. Mais non, c’en est fait : l’inspiration désintéressée, l’amour infini de contemplation que nous admirions dans ce pays, tout cela a disparu pour long-temps. Un esprit nouveau s’est levé ; la vieille Allemagne n’est plus. L’éclat n’a pas manqué à l’enseignement de M. de Schelling ; on y a remarqué ces ressources d’une pensée toujours prête, ces inventions brillantes dans les détails, ce rajeunissement d’une philosophie qu’on avait dépassée ; mais un nouvel ensemble, un nouveau système complet, c’était là ce qu’on ne pouvait attendre. On a écouté avidement ses paroles ; mais, encore une fois, y a-t-on vu autre chose que l’effort impossible d’un esprit supérieur, lequel a déjà donné toutes ses richesses ? M. de Schelling a protesté par son nom et par sa présence, bien plutôt que par des doctrines nouvelles, contre les égaremens de la philosophie ; ce n’est pas assez pour ramener l’Allemagne dans les voies qu’elle abandonne.