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LES AMOURS DE LOPE DE VEGA.

Fernando. — C’est trop, Dorothée : cela ressemblerait à un compliment.

Jules. — Le public arrive au Prado ; il vaut mieux nous en aller ensemble ; nous pourrons parler chez nous sans être observés, et vider ces querelles sans témoins.

Dorothée. — Si Fernando veut me donner le bras, j’irai avec lui, sinon point de paix, et je me mets à pousser mille cris, et à faire mille extravagances dans le Prado.

Jules. — Tout beau, mes maîtres ! Au mois d’avril et au Prado, cela n’est permis qu’aux roussins.

Fernando. — Quoi ! Dorothée, tu m’as écouté ?

Dorothée. — Toutes tes paroles se sont gravées dans mon ame. Pourquoi hésites-tu à me donner la main ? Donne-la-moi, et je te pardonne le soufflet de ce jeune cavalier de si bel air sur la place et si brave tauréador, ce soufflet que tu pleuras long-temps, et que, la nuit même où je le reçus, tu voulais me voir venger avec ta propre épée, me la donnant pour t’en frapper. »

Cette scène est assurément fort belle, personne, ce me semble, n’en disconviendra. C’est peut-être, de tous les endroits de la pièce, celui où Lope a le mieux concilié l’idéal de l’art dramatique avec la réalité historique du sujet. Je n’en excepte que le dernier trait de la scène, celui du soufflet, où l’on ne peut guère voir qu’une réminiscence du passé, car l’invention d’un pareil détail manquerait tout-à-fait ici de grace, de vraisemblance et d’à-propos.

Les quatre acteurs de cette longue scène qui termine le troisième acte se retirent, il n’est pas dit et l’on ne voit pas clairement où. L’action reste dès-lors complètement suspendue. Au quatrième acte, on voit paraître successivement Ludovico, cet ami particulier de Fernando qui a déjà figuré au troisième acte, et César, personnage nouveau. César est un jeune homme, ami de Ludovico et de Fernando, un compagnon de leurs études littéraires, qui s’est particulièrement occupé d’astrologie. Un troisième personnage vient un moment se joindre aux autres, c’est Jules, qui s’est détaché de Fernando et de Dorothée dans une occasion où il les aurait probablement fort gênés. La scène entière n’a aucun rapport avec le reste de la pièce ; elle roule sur des sujets généraux de littérature, sur les poètes célèbres de l’époque, parmi lesquels Lope de Vega est nommé comme le plus jeune ; on y commente un sonnet burlesque en lengua culta, on y disserte contre le cultéranisme. Enfin les discours des trois interlocuteurs rappellent ceux qu’on tenait alors dans les académies espagnoles vers 1584, nullement ceux qu’on pouvait entendre sur les théâtres. Et cette scène académique, il ne faut pas se la figurer courte ; elle n’a pas moins de quarante pages, et il y a sur tous les théâtres beaucoup de pièces qui ne sont pas plus longues. Une telle exception aux lois les plus simples de la composition dramatique, fût-elle la seule à noter dans la pièce, suffirait pour constater que la Dorothée n’était point destinée au théâtre, que c’est une œuvre de fantaisie conçue dans un but spécial.