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LA PEINTURE SOUS LOUIS XV.

lui apparaissait souvent sans trop le frapper, quoiqu’elle fût belle, simple et touchante. Séduit par les mines de Camargo, pouvait-il être sensible à une si douce et si chaste beauté ? Un jour, après trois semaines d’austère solitude, il s’arrêta émerveillé devant la boutique de la fruitière. C’était au temps des cerises. Des paniers fraîchement cueillis alléchaient les passans par leurs couleurs charmantes ; des tresses de feuillage cachaient à moitié le fruit encore un peu vert. Mais ce ne fut pas pour les cerises que s’arrêta Boucher. À son passage, la fille de la fruitière, bras nus, cheveux dénoués, servait une voisine. Il fallait la voir prendre délicatement des cerises d’une main délicate, les passer sans autre balance dans le giron de la voisine, accorder un divin sourire pour les quatre sous dont on la payait. Le peintre eût donné quatre louis pour les cerises, pour la main qui les servait, et surtout pour le divin sourire. Quand la voisine se fut éloignée, il avança de quelques pas sans trop savoir ce qu’il allait dire. Il était passé maître en l’art de la galanterie ; pas une femme qu’il ne sût attaquer par le bon côté, de face, de profil ou en lui tournant le dos ; il avait été à bonne école ; depuis long-temps il s’était dit, comme plus tard Danton à propos des ennemis : « De l’audace, de l’audace et encore de l’audace. » Il avait raison ; traiter une femme en ennemi n’est-ce pas la vaincre ? Cependant d’où vient que Boucher, ce jour-là, perdit toute sa force et toute son audace, à la vue de cette jeune fille si faible et si simple ? C’est que la force ne s’éveille que devant la force. Le serpent qui mordit Ève ne vint la surprendre dans sa faiblesse que parce que l’esprit du mal ne connaissait pas encore les femmes.

Boucher, qui s’était avancé résolument comme un homme qui est sûr du but, franchit, tout pâle et tout ému, le seuil de la fruitière, fort en peine de dire quelque chose de raisonnable. La jeune fille le regarda avec tant de calme et de sérénité, qu’il reprit un peu de raison.

— Mon Dieu, mademoiselle, ces cerises sont si fraîches, qu’elles m’ont séduit au passage.

— Combien en voulez-vous, monsieur ?

— Tout ce qu’il vous plaira ; je passerais ma vie dans ce monde et dans l’autre à voir cette belle et blanche main me servir des cerises.

— Ce serait bien long, surtout pour moi qui ne m’amuse pas trop à ce métier ; cueillir des cerises, passe encore, mais les vendre ! Combien en voulez-vous, monsieur ?