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LA PEINTURE SOUS LOUIS XV.

licencieux qu’on se passait comme des nouvelles à la main. C’était de la vraie littérature d’opéra ; aussi Boucher fut accueilli avec faveur dans la société de ces messieurs ; c’était le nom qu’ils prenaient. Plus tard d’Alembert jugea ces messieurs un peu durement en disant de leurs œuvres communes : « C’est une crapule plutôt qu’une débauche d’esprit ». Duclos, le représentant de cette académie de mauvais goût, était peint ainsi par Mme de Rochefort, en ce qui touchait les passions du cœur ; il parlait du paradis que chacun se fait ici-bas à sa manière : « Pour vous, Duclos, voici de quoi composer le vôtre quand vous êtes amoureux : la première venue. » Ce portrait pouvait s’appliquer à Boucher et à tous les membres du cercle.

Au lieu de suivre pas à pas une biographie toute parsemée d’anecdotes galantes plus ou moins curieuses, j’aime mieux reproduire une aventure qui montre Boucher au plus beau temps de sa vie, cherchant l’art et l’amour dans la vérité, les fuyant dès qu’il les a trouvés pour retomber plus avant dans le mensonge de l’art et de l’amour. Non, je ne vous raconterai pas toutes les folâtreries de Boucher à l’Opéra, ces épanouissemens de gaieté licencieuse où le cœur n’était pour rien. C’est là un thème suranné ; tous les faiseurs de mémoires ont passé par-là, cette raison seule doit nous en détourner. À quoi bon d’ailleurs évoquer l’ombre de ces amours sans feu ni lieu, sans foi ni loi, qui ne lançaient que des flèches émoussées ? Suivons donc Boucher dans ces jours rares où son cœur fut en jeu, où son talent devint presque sévère. Il est bon d’être jeune et de rire, mais quoi de plus triste qu’un homme qui rit toujours ?

Boucher se dégoûta lui-même assez vite de l’Opéra ; ces semblans de peinture qu’il créait comme par magie pour décorer Castor et Pollux, de Rameau et de Gentil-Bernard ; ces semblans d’amour qu’il cueillait, — roses fanées sans épines, et Dieu sait tout ce que vaut une épine qui défend une rose ! — ces semblans de peinture et d’amour l’avaient égaré, ébloui, enchanté tant que la main blanche de la jeunesse sema avec une folle ardeur des primevères odorantes sur son chemin. Mais la jeunesse la plus riche et la plus prodigue est aussi la plus vite épuisée : Boucher s’éveilla un matin triste et désenchanté, sans savoir pourquoi. Il finit par comprendre qu’il avait jusque-là profané son cœur et son art, qu’il venait de perdre ainsi toute l’aurore éblouissante de sa vie. Il releva la tête avec un reste de fierté native. « Il est toujours temps de bien faire, » dit-il un jour à son maître, dont il ne suivait plus les leçons que de loin en loin. De son boudoir il fit un atelier, il retourna toutes les galantes ébauches appendues