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JOSEPH DE MAISTRE.

marie, l’autre donne une bataille, un troisième bâtit, sans penser le moins du monde qu’il ne verra point ses enfans, qu’il n’entendra pas le Te Deum, et qu’il ne logera jamais chez lui. N’importe ! tout marche et c’est assez. »

En mai 1817, M. de Maistre disait adieu à Saint-Pétersbourg, pour rentrer dans sa patrie. L’empereur Alexandre lui témoigna par mille distinctions flatteuses et charmantes, comme il savait aisément les rendre, tout le cas qu’il faisait de lui. Un des vaisseaux de la flotte, qui partait alors pour la France, fut mis à sa disposition : « Une circonstance aussi inattendue, écrivait-il, m’envoie à Paris, ville très connue, et que cependant, selon les apparences, je ne devais jamais connaître. » Il y séjourna bien peu de temps : arrivé à Paris le 24 juin, il était rendu à Turin le 22 août. Toutes les dignités et les plus hautes fonctions l’y attendaient. Indépendamment du titre de premier président, il eut la charge de ministre d’état et de régent de la grande chancellerie. Mais la face encore si incandescente de l’Europe et le sol qui tremblait sur bien des points n’étaient pas propres à donner du calme à ce noble esprit excité ; ses illuminations sombres ne faisaient que gagner en avançant : il avait de ces tristesses de Moïse et de tous les sublimes mortels qui ont trop vu. Dans une lettre du 5 septembre 1818 au chevalier de…, il écrivait :

« Combien l’homme est malheureux ! examinez bien ; vous verrez que, depuis l’âge de la maturité, il n’y a plus de véritable joie pour lui. Dans l’enfance, dans l’adolescence, on a devant soi l’avenir et les illusions ; mais, à mon âge, que reste-t-il ? On se demande : qu’ai-je vu ? Des folies et des crimes. On se demande encore : et que verrai-je ? Même réponse, encore plus douloureuse. C’est à cette époque surtout que tout espoir nous est défendu. Nés fort mal à propos, trop tôt ou trop tard, nous avons essuyé toutes les horreurs de la tempête sans pouvoir jouir de ce soleil qui ne se lèvera que sur nos tombes. Sûrement, Dieu n’a pas remué tant de choses pour ne rien faire ; mais, franchement, méritons-nous de voir de plus beaux jours, nous que rien n’a pu convertir, je ne dis pas à la religion, mais au bon sens, et qui ne sommes pas meilleurs que si nous n’avions vu aucuns miracles ?

« Plusieurs personnes m’ont fait l’honneur de m’adresser la même question que je lis dans votre lettre : Pourquoi n’écrivez-vous pas sur l’état actuel des choses ? Je fais toujours la même réponse : du temps de la canaillocratie, je pouvais, à mes risques et périls, dire leurs vérités à ces inconcevables souverains ; mais, aujourd’hui, ceux qui se trompent sont de trop bonne maison pour qu’on puisse se permettre de leur dire la vérité. La révolution est bien plus terrible que du temps de Robespierre ; en s’élevant, elle s’est raffinée.