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REVUE DES DEUX MONDES.

On n’est pas fâché de surprendre son opinion sur Napoléon et les généraux alliés qui le combattent (1814) :

Au moment où je vous écris, je n’ai point encore de lettres de Rodolphe. Malgré tout ce qu’on me dit, je suis fort en peine, non pas tant pour cette blessure de Troyes que pour tout ce qui a suivi ; car il fait chaud dans cette France. Tout ce qui se passe me rappelle la fameuse réponse faite à Charles-Quint par un gentilhomme français son prisonnier. — Monsieur un tel, combien y a-t-il d’ici à Paris ? — Sire, cinq journées, avec une profonde révérence. — Au reste, madame, après le congrès qui a donné à notre ami Napoléon les deux choses dont il avait le plus besoin, le temps et l’opinion, on n’a le droit de s’étonner de rien. Il faut avouer aussi que cet aimable homme ne sait pas mal son métier. Je tremble en voyant les manœuvres de cet enragé et son ascendant incroyable sur les esprits. Quand j’entends parler dans les salons de Pétersbourg de ses fautes et de la supériorité de nos généraux, je me sens le gosier serré par je ne sais quel rire convulsif aimable comme la cravate d’un pendu. »

On n’aurait jamais su mieux définir le rire sarcastique et méprisant tel qu’il se le passe quelquefois. — Sur la bigarrure de Pétersbourg en ces années de refoulement et de refuge, il a son anecdote piquante :

« … Voulez-vous que je vous conte à mon tour quelque chose dans le genre du salmigondis ? Le samedi-saint, un jeune nègre de la côte de Congo a été baptisé dans l’église catholique de Saint-Pétersbourg : le célébrant était un jésuite portugais ; la marraine, la première dame d’honneur de la feue reine de France, Mme la princesse de Tarente ; le parrain, le ministre du roi de Sardaigne. Le néophyte a été interrogé et a répondu en anglais. — Do you believe ? — I believe. — En vérité, ceci ne peut se voir que dans ce pays, à cette époque. »

Mais, pour dernière citation, voici une réflexion d’ironique et haute mélancolie que lui inspire la vue d’une pauvre jeune fille qui se meurt :

« La jeunesse disparaissant dans sa fleur a quelque chose de particulièrement terrible ; on dirait que c’est une injustice. Ah ! le vilain monde ! j’ai toujours dit qu’il ne pourrait aller si nous avions le sens commun. Si nous venions à réfléchir bien sérieusement qu’une vie commune de vingt-cinq ans nous a été donnée pour être partagée entre nous, comme il plaît à la loi inconnue qui mène tout, et que, si vous atteignez vingt-six ans, c’est une preuve qu’un autre est mort à vingt-quatre, en vérité chacun se coucherait et daignerait à peine s’habiller. C’est notre folie qui fait tout aller. L’un se