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tiers leur suffrage et se plaisait à cultiver leur amitié. Une bienveillance précieuse nous a permis d’extraire quelques passages d’une de ces correspondances, qui date des années 1812-1813. Je prendrai presque au hasard ; l’homme saisi dans l’intimité achèvera de s’y dessiner.

« … Je me tiens très honoré (écrivait-il donc à une spirituelle jeune dame) de vous avoir appris un mot ; mais, ce qui me serait un peu plus agréable, ce serait de jouir avec vous de la chose même dont je n’ai pu vous apprendre que le nom. Castelliser avec votre famille serait pour moi un état extrêmement doux, et, puisque vous y seriez, il faudrait bien prendre patience, mais, hélas ! il n’y a plus de château pour moi. La foudre a tout frappé ; il ne me reste que des cœurs ; c’est une grande propriété quand ils sont pétris comme le vôtre. L’estime que vous voulez bien m’accorder est mise par moi au rang de ces possessions précieuses qu’heureusement personne n’a droit de confisquer. Je cultiverai toujours avec empressement un sentiment aussi honorable pour moi. Jadis les chevaliers errans protégeaient les dames ; aujourd’hui c’est aux dames à protéger les chevaliers errans : ainsi, trouvez bon que je me place sous votre suzeraineté. »

« … Je gémis comme vous de cette folle obstination de notre ami, qui aime mieux manquer de tout à Paris que d’être ici à sa place, au sein d’une grande et honorable aisance ; mais regardez-y bien, vous y verrez la démonstration de ce que j’ai eu l’honneur de vous dire mille fois : je suis moins sûr de la règle de trois, et même de mon estime pour vous, que je ne le suis d’un profond ulcère dans le fond de ce cœur plié et replié, où personne ne voit goutte. Ce monde n’est qu’une représentation ; partout on met les apparences à la place des motifs, de manière que nous ne connaissons les causes de rien. Ce qui achève de tout embrouiller, c’est que la vérité se mêle parfois au mensonge. Mais où ? mais quand ? mais à quelle dose ? C’est ce qu’on ignore. Rien n’empêche que l’acteur qui joue Orosmane sur les planches ne soit réellement amoureux de Zaïre ; alors donc, lorsqu’il lui dira :

Je veux avec excès vous aimer et vous plaire,

il dit la vérité. Mais, s’il avait envie de l’étrangler, son art aurait imité le même accent, tant les comédiens imitent bien l’homme ! Nous de notre côté, nous déployons le même talent dans le drame du monde, tant l’homme imite bien le comédien ! Comment se tirer de là. ? »

« … Je me suis occupé sans cesse de vous, je puis vous l’assurer, dès que j’ai eu connaissance de l’incommodité de M. votre père. Je voulais et je ne voulais pas vous écrire, je voulais et je ne voulais pas aller à Czarskozélo… Ah ! le vilain monde ! Souffrances si l’on aime, souffrances si l’on n’aime pas. Quelques gouttes de miel, comme dit Châteaubriand, dans une coupe d’absinthe. — Bois, mon enfant, c’est pour te guérir. — Bien obligé ; cependant, j’aimerais mieux du sucre. — À propos de sucre, j’ai reçu votre lettre du… »