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JOSEPH DE MAISTRE.

coup des paradoxes et des sorties de M. de Maistre sont ainsi (faut-il le répéter ?) les éclats d’un homme d’esprit impatienté d’avoir entendu durant des heures force sottises, et qui n’y tient plus ; les nerfs s’en mêlent : il va lui-même au-delà du but, comme pour faire payer l’arriéré de son ennui.

Cet examen de Bacon, publié seulement en 1836, aurait-il été modifié, complété, c’est-à-dire adouci par lui, s’il l’avait lui-même donné au public ? On y sent, au ton de la querelle, un tête-à-tête de cabinet et toute la liberté de l’huis-clos. On m’assure qu’il le considérait comme un ouvrage terminé, sauf la préface qu’il avait dans la tête, disait-il toujours. Pensons du moins qu’il aurait soigneusement vérifié sur place tous les textes, afin d’éviter le reproche d’avoir quelquefois prêté, par aggravation, au sens de celui qu’il inculpait. Dans aucun de ses livres d’ailleurs, M. de Maistre ne se montre plus brillamment et plus profondément lui-même. Les chapitres des causes finales et de l’union de la religion et de la science renferment sur l’ordre et la proportion de l’univers, sur l’art, sur la peinture chrétienne, sur le beau, quelques-unes, certes, des plus belles pages qui aient jamais été écrites dans une langue humaine. On y lit cette définition qu’il faudrait graver en lettres d’or, et qui explique, hélas ! si bien l’absence de son objet en de certains âges : « Le beau, dans tous les genres imaginables, est ce qui plaît à la vertu éclairée. » — Intelligence platonique, M. de Maistre a compris et défini Aristote comme pas un de l’école ne l’eût fait ; on sent de quel avantage pour lui ç’a été de pratiquer de près et sans intermédiaire ces hauts modèles[1] ; ni Bonald, ni Lamennais[2], ni aucun de ce bord catholique, n’a été trempé de forte science comme lui. Et il sent l’antiquité non-seulement dans Aristote, non-seulement dans Platon et

  1. Il voulait tout lire à la source ; il apprit l’allemand pour mieux pénétrer tout Kant. Sur un exemplaire de ce philosophe, il avait écrit en tête : Plato putrefactus.
  2. Quand je parle de Lamennais dans cet article, il va sans dire que c’est toujours du Lamennais d’avant George Sand, d’un Lamennais anté-diluvien ; ils furent en correspondance, de Maistre et lui. « M. de Maistre pourtant (et l’éloquent novateur s’en plaignait) ne comprenait pas son second volume de l’Indifférence, » ce qui signifie qu’il lui faisait des objections et n’entrait pas volontiers dans cette méthode un peu trop scholastique et logique avec son esprit platonicien. Au reste, il est trop clair aujourd’hui qu’ils n’ont jamais dû s’entendre pleinement. Quant à M. de Bonald, M. de Maistre ne le vit jamais, mais ils s’écrivaient aussi ; l’ouvrage du Pape lui fut adressé par l’auteur en offrande avec une épigramme de Martial, un xénion. Voilà le gentil Martial en bien grave message.