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et du jardin[1]. Ainsi le travail de 169,000 engagés, à raison de 250 journées par année, en déduisant le samedi et les jours fériés, produirait environ 27 à 29 millions ; sur cette somme, il y aurait à rabattre les dépenses à faire pour les enfans et les infirmes, et les frais exceptionnels d’administration. Si l’on prélevait encore 12 millions pour l’intérêt de la somme avancée par l’état, plus la somme nécessaire pour créer un fonds d’amortissement, le restant à répartir entre les noirs serait-il suffisant pour qu’ils pussent subvenir à leur entretien et aux frais éventuels laissés à leur charge ? Avec un prélèvement de 40 centimes par jour, comme on l’a proposé, il faudrait un temps considérable pour amortir la somme avancée par l’état, et pendant cette période, qui userait plus d’une génération, les affranchis seraient replongés sous le dur esclavage de la nécessité. Il a donc fallu abandonner la séduisante espérance de faire participer les noirs aux sacrifices qu’on s’imposera pour eux.

Une fois la combinaison financière écartée, le projet dont M. de Tocqueville a pris la responsabilité perd tout son prestige, et les avantages qu’il conserve ne sauraient être mis en balance avec les difficultés de l’exécution. La somme à payer pour une dépossession immédiate des propriétaires est tellement forte qu’on ne l’obtiendrait jamais des chambres. L’idée de déférer à l’état la tutelle du noir réputé mineur se justifie par le désir de rompre les traditions de l’esclavage. Mais alors qu’on se figure l’état propriétaire de tous les bras disponibles, et l’administration transformée en bureau de placement. Dans chacune de nos colonies, le gouvernement aurait donc un compte ouvert pour chacun des salariés, et puis des comptes courans avec chaque plantation, chaque maison où l’on demanderait des laboureurs, des artisans, des domestiques ? Il faudrait non-seulement régler les salaires en maximum et en minimum, mais encore débattre les prix d’engagement, apprécier les aptitudes, se porter caution, à l’égard des entrepreneurs, des instrumens qu’on leur louerait, et à l’égard des ouvriers de la solvabilité des entrepreneurs : quelle comptabilité ruineuse à établir ! Qu’arriverait-il si les colons coalisés suspendaient les travaux de concert, ou si, au contraire, la demande de travailleurs excédait de beaucoup le personnel disponible ? Les partisans de la mesure que nous discutons répondent que ces difficultés, très sérieuses quand on se place au point de vue des sociétés européennes, n’existent plus dans les sociétés coloniales, où chaque ouvrier a déjà sa destination. Mais si chaque ouvrier doit conserver la place qu’il occupait dans l’ancien cadre du travail, comment concilier cet arrangement avec la promesse de rompre le tête-à-tête du maître et de l’esclave, de soustraire le noir émancipé aux habitudes dégradantes de l’obéissance passive ? La tutelle du ministère public serait sans doute exercée dans nos colonies avec intelligence et circonspection, et cependant il nous semblerait difficile que nos magistrats évitassent

  1. Nous nous réservons de contrôler plus loin les calculs des conseils coloniaux à l’occasion des salaires.