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rediront plus le claquement du fouet ! Pour s’assurer que ce n’est pas là un rêve, chacun a hâte de se saturer d’air libre, de vivre un instant pour son propre compte. Que se passe-t-il au-delà de ce domaine dont beaucoup n’ont jamais franchi les limites ? Il faut bien le savoir : la plupart des laboureurs prennent le chemin des villes ; leur ambition est d’y apprendre un métier lucratif, car ils ont en dégoût le travail des champs, qui leur rappelle leur abjection primitive. D’autres, beaucoup mieux avisés, comprennent que le gage de la liberté réelle, c’est la propriété, si modeste qu’elle soit. Dans ces pays lointains, où la population est clairsemée, où le travail est rare et indolent, il y a toujours des terrains vagues dont l’envahissement est toléré, ou de petits lots de terre d’une acquisition très facile. Des épargnes considérables avaient été faites pendant l’esclavage. On assure qu’à la Jamaïque la population noire, composée de 312,000 ames, se trouvait en possession d’une somme évaluée à 38 millions de francs au moins. À ceux même qui n’avaient pas d’avances, il suffisait de quelques mois d’une vie sobre et laborieuse pour économiser sur les salaires le prix d’une acre ou deux de terre. Si ineptes que leurs adversaires les supposent, les noirs reconnurent bientôt que des acquisitions en détail étaient désavantageuses ; ils s’entendirent pour acheter en commun de grands domaines, qu’ils se partagèrent ensuite par lots suivant l’apport de chacun. On a vu à la Guyane de pareilles compagnies réunir jusqu’à 200 associés, acheter un bien de 400,000 francs, fournir au comptant la moitié de cette somme, et s’engager pour le reste à très court terme. Les adjudicataires divisent aussitôt le terrain en petits champs, font litière des anciennes plantations, démolissent la maison domaniale pour en utiliser les matériaux, et sèment de tous côtés des maisonnettes élevées sur briques, couvertes d’ardoises, bien planchéiées intérieurement, coquettement peintes à l’extérieur, et garnies de fenêtres vitrées et de jalousies. Si jamais la qualification de bande noire fut applicable, ce doit être assurément à ces démolisseurs du Nouveau-Monde.

Ce bonheur d’être chez soi, jouissance discrète et inaltérable, ce désir si naturel de s’élever à l’indépendance du propriétaire, se sont manifestés avec d’autant plus de vivacité parmi les noirs, qu’ils ont rencontré des dispositions moins favorables chez leurs anciens maîtres. À la Guyane, la désertion fut provoquée par une coalition des planteurs pour comprimer les salaires. À la Jamaïque, les colons qui devaient, aux termes de la loi, laisser pendant trois mois aux affranchis la jouissance gratuite de leurs anciennes cases, ne tinrent aucun compte de cette clause, et prétendirent même exercer une retenue sur les salaires, de façon à percevoir, non pas un loyer fixe par famille, mais une sorte de capitation sur les travailleurs. Presque partout les missionnaires protestans, en leur qualité d’abolitionistes, avaient eu à subir des avanies de la part des colons. La passion personnelle finit par envenimer leur philantropie, et, pour se venger des blancs, ils entreprirent de soustraire les noirs à l’obligation du travail salarié. Ce furent ces missionnaires qui dirigèrent les acquisitions collectives de terrains et la création des villages