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de tous les labeurs et de toutes les fatigues, il parcourait incessamment le pays, fondant des églises dans les grandes villes, dans les châteaux, dans les moindres villages, disputant dans les universités, à Pinczow, à Kiovie, à Sendomir, à Lublin, réduisant au silence les ministres du luthéranisme, dont il devint la terreur, au point que les plus respectés et les plus célèbres, déclinèrent bientôt toute polémique avec un si formidable lutteur. Ne pouvant plus les décider à combattre dans ce champ-clos universitaire où se pressait avidement le public, il se recueillit quelque temps, et leur lança un manifeste qui les terrassa. Nous voulons parler de son livre contre Jacques Paléologue, œuvre de génie, toute pleine de science et de critique. Ce fut là le suprême rayonnement de sa prospérité philosophique ; il lui avait fallu vingt ans pour monter à ce faîte, qui s’écroula sous lui en un jour.

Les ennemis de Socin, désespérant de le renverser par la controverse, entreprirent d’arriver au même but par l’émeute et les persécutions. L’histoire des autres sectaires n’offre pas un exemple de la haine qu’on réussit à exciter contre le fugitif de Vicence dans la noblesse luthérienne et même dans la noblesse catholique, dans la populace des villes, dans la jeunesse des universités. Par malheur, à cet instant décisif, la mort de sa femme, dont il était passionnément épris, lui enleva pour long-temps toutes les ressources de son intelligence et de son caractère. Sa douleur était si vive, disent les auteurs de la secte, qu’il ne pouvait se livrer à la moindre étude ; des mois entiers s’écoulèrent avant qu’il lui fût possible de surmonter la tristesse dont son cœur était navré, et la lassitude qui paralysait les forces de son génie. Un jour, à Cracovie, comme il était dans son lit, profondément accablé sous les maux réunis du corps et de l’ame, des furieux, la lie du peuple, le rebut des universités et des sectes, soulevés par ses adversaires, brisèrent les portes de sa maison, l’arrachèrent des bras de sa fille, et le traînèrent par les rues, étroitement garrotté avec la corde à l’aide de laquelle ils se proposaient de le pendre sur la principale place de la ville. L’illustre sectaire n’échappa que par miracle à une mort si affreuse. De toutes les victimes dévorées par les colères de la populace, aucune peut-être n’endura de plus cruels ni de plus ignominieux traitemens. Un luthérien, accouru aux hurlemens des assassins, parvint, au péril de sa vie, à le retirer de leurs mains, évanoui, couvert de plaies et presque mourant. Le nom de cet homme qui, dans le siècle de l’intolérance religieuse par excellence, donnait au plus redoutable ennemi de son parti un si rare et si généreux témoignage de dévouement, mérite d’être conservé : c’était un professeur de l’université de Cracovie, qui pourtant avait pris une part très active à toutes les croisades contre le socinianisme ; il se nommait Vadovita.

Durant la nuit qui suivit cette journée horrible, Socin trouva un asile chez Abraham Blonski, un castellan qui professait ses croyances, et par les soins duquel il fut, dès le lendemain, transporté dans le petit village de Luclavie. Sa maison était démolie, rasée jusqu’aux fondemens ; ses meubles avaient été pillés, ses papiers dispersés ou détruits, ses livres brûlés. Pour comble