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UN HOMME SÉRIEUX.

secret. Tout ce qui venait de chez M. Chevassu passait sans examen ; on supprima donc un article insignifiant, et celui de Prosper, imprimé dans le caractère le plus honorable, prit place à la tête du journal.

Le lendemain fut pour le parquet de la cour royale un de ces jours de fête dont se conserve long-temps le souvenir. À mesure qu’arrivaient les membres du ministère public, la bonne nouvelle leur était communiquée. Le numéro du Patriote passait de main en main, et toutes les figures s’épanouissaient à sa lecture ; les substituts, au sang chaud, ne tenaient plus en place et voltigeaient çà et là, comme des goélands qui sentent venir l’orage ; plus rassis, mais non moins triomphans, les avocats-généraux supputaient, dans l’embrasure d’une fenêtre, la pénalité applicable au manifeste incendiaire qu’ils avaient sous les yeux ; le procureur-général enfin, plus heureux que tous les autres ensemble, se promenait à grands pas en aspirant une incalculable quantité de prises de tabac, ce qui chez lui annonçait une satisfaction portée jusqu’au ravissement.

— Cette fois, nous le tenons !

Telle était l’exclamation qui sortait de toutes les bouches.

Deux heures plus tard, le Patriote Douaisien était saisi à la poste et dans ses bureaux.

Le même jour, à son retour de la campagne, M. Chevassu trouva chez lui le comité assemblé. La consternation était sur les visages, la discorde s’insinuait dans les cœurs.

— Comment avez-vous pu mettre ainsi le feu aux poudres ? dirent à leur président les membres les plus modérés ; il y a de quoi faire sauter le journal et nous compromettre tous.

M. Chevassu prit le numéro incriminé et lut le fatal article ; lorsqu’il eut fini, sa figure, naturellement fort ovale, parut allongée de deux pouces.

— Comment avez-vous fait pour laisser passer une si virulente déclamation ? demanda-t-il à son tour en se tournant vers le rédacteur en chef.

— N’est-ce pas de votre part qu’on a apporté l’article ? répondit Dornier ; je l’ai cru de vous, et je l’ai reçu les yeux fermés.

— De ma part ? répliqua le conseiller en s’animant ; qui ose m’attribuer une pareille rapsodie ?

— Rapsodie ! s’écria Prosper, qui à ce mot s’élança de sa chaise ; mais il se rassit aussitôt en disant à demi-voix, d’un air de compassion dédaigneuse : — On appelle aussi rapsodies les poésies d’Homère.