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père, là où l’homme mûr faisait de l’opposition, le jeune légiste était tout prêt à faire de la révolte. Tandis que M. Chevassu se contentait du titre de patriote, Prosper se proclamait audacieusement républicain. Affilié à l’une des ventes subalternes qui pullulaient alors à Paris, il s’ingéniait à se trahir par les costumes les plus séditieux. Ainsi que tant d’autres puérils conspirateurs, il se croyait un des Gracques, parce qu’il portait des cheveux longs, une casquette rouge, des gilets à la Robespierre et un petit poignard dans la poche de sa redingote. S’il n’ouvrait guère les codes, il se délectait en revanche à la lecture du Moniteur de 93. Il dédaignait Toulier et méprisait Delvincourt, mais il goûtait Babeuf et admirait Saint-Just. Ce qu’il estimait dans Merlin, c’était le conventionnel et non le jurisconsulte. Ne croyez pas, toutefois, d’après cet exposé, que Prosper Chevassu fût un de ces atrabilaires démocrates, qui, réglant leurs mœurs sur celles de Sparte, croiraient trahir leur parti s’ils sacrifiaient aux graces. Notre jeune radical, au contraire, y sacrifiait sans remords et amplement. Dans son cœur, le culte de la république n’excluait pas l’amour du bal Musard. Telle était la vie noire d’un côté, rose de l’autre, que menait Prosper à l’école de Droit. Complétons cette esquisse en disant que sur huit inscriptions il avait trouvé moyen d’en perdre cinq ; mais, comme au bout de deux ans il n’avait pas encore passé son premier examen, sa conscience était tranquille.

En qualité de fils du directeur du Patriote Douaisien, l’étudiant recevait gratis le journal. Il le lisait assez dédaigneusement, comme font les gens qui habitent Paris à l’égard des publications de province ; il le trouvait tiède, timide, arriéré, perruque. Ce dernier substantif, métamorphosé en épithète, exprimait le plus haut degré de son mépris, et il ne craignait pas de l’appliquer avec irrévérence à l’œuvre fondée par son père.

— Ces gens-là s’endorment, se disait-il souvent ; mon père a passé l’âge de l’énergie, mais j’attendais mieux de Dornier ; quand j’irai à Douai, il faudra que je les réveille, que je leur souffle le feu sacré. Je leur montrerai comment on fait un journal.

En arrivant dans sa ville natale, la première occupation de Prosper, après le ravitaillement de sa garde-robe, fut donc la régénération du Patriote Douaisien ; toutefois il jugea inutile de communiquer ses projets aux parties intéressées. Un jour que le conseiller était à la campagne et que Dornier, après avoir arrêté la composition du prochain numéro, se reposait sur le prote pour la mise en pages, l’étudiant porta à l’imprimerie un factum élaboré par lui dans le plus profond