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UN HOMME SÉRIEUX.

quelque informe élucubration, il ne manquait pas de s’extasier. C’était la profondeur de Pascal, la concision de Montesquieu, la verve de Courier. Puis, sous le prétexte de quelques-unes de ces négligences de style, familières aux hommes de génie, il mettait le chef-d’œuvre en français, et lui donnait la place d’honneur dans le journal. En toute occasion, c’était la même déférence, la même admiration. Aussi, à force de se regarder dans le miroir grossissant que lui présentait journellement son faiseur, M. Chevassu finit-il par se trouver colossal.

— Quand je serai à la chambre, se disait-il, il faudra bien que Thiers et Odilon Barrot se rangent un peu.

En flattant son patron, André Dornier n’avait eu d’abord d’autre but que de l’amener, par une pente fleurie, à lui accorder un supplément de traitement, chose qui dépendait principalement du conseiller, dont la voix était prépondérante au comité. Bientôt cependant cette ambition changea de nature et prit sa direction vers un but plus élevé, mais aussi plus difficile à atteindre. Admis dans l’intimité de M. Chevassu, Dornier voyait presque tous les jours Mlle Henriette, qui n’avait alors que seize ans. Il avait même obtenu de lui donner des leçons d’italien, car il ne négligeait rien de ce qui pouvait fortifier sa position. Précepteur d’une jeune fille spirituelle et charmante, un homme de trente-deux ans ne peut guère se dispenser d’imiter Saint-Preux. Ainsi fit André Dornier ; mais, comme il avait autant de prévoyance que de sang-froid, au lieu de se lancer au courant d’une intrigue romanesque, il résolut d’assurer à ses leçons une récompense solide.

— Je suis las de cette vie errante et de ces continuelles palidonies, se dit-il un soir en sortant de chez le conseiller ; il faut en finir et me caser. Où serai-je mieux qu’ici ? Le bonhomme Chevassu ne voit plus que par mes yeux. Pourquoi n’épouserais-je pas sa fille ? Outre qu’elle est fort jolie, elle sera riche. C’est mon affaire ; bien sot si je la manque !

À dater de ce jour, Dornier redoubla d’efforts pour plaire au père et à la fille ; mais, au bout d’un an, il n’avait réussi qu’à demi. À mesure qu’augmentait l’engouement de M. Chevassu, les manières de Mlle Henriette devenaient plus réservées. Bientôt la jeune fille passa de la froideur à l’éloignement et de l’éloignement à une répulsion invincible. Il est permis de croire que les regards passionnés du vicomte de Moréal, qui, à cette époque, ne pouvait la voir qu’à la promenade ou à l’église, l’affermirent dans l’aversion que commen-