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UN HOMME SÉRIEUX.

aide, un manœuvre, un gâcheur de phrases. Tous les hommes politiques ont leurs faiseurs. Mirabeau n’avait-il pas les siens ? Et il savait les choisir : Condorcet, Cérutti, Chamfort, Cabanis ! Puisque Douai ne nous offre rien, il faut écrire à Paris.

Le comité, par l’organe de son président, s’adressa donc à une de ces officines politico-littéraires qui expédient en province des hommes de talent à juste prix, à peu près comme la maison Giroux de Gand se charge d’y envoyer des châles ou des meubles. Poste pour poste, l’officine en question mit à la diligence de Douai, commission retenue et port non payé, un rédacteur en chef coté mille écus d’appointemens, conformément à la commande. Ce rédacteur était M. André Dornier, dont il convient d’expliquer en peu de mots la position et le caractère.

Le moyen-âge italien avait ses condottieri qui, à la tête d’une bande de soudards sans peur, mais non sans reproche, épousaient, moyennant finances, les querelles des princes ou des communes, changeaient de parti s’ils y trouvaient leur intérêt, se ménageaient entre eux comme font les loups, enfin exploitaient fort habilement la guerre civile en jouant un peu de sang contre beaucoup d’argent. À ces aventuriers peu scrupuleux il est permis de comparer certains industriels d’aujourd’hui dont la profession consiste à guerroyer la plume à la main, au service de l’opinion qui les paie, sauf à la renier s’ils trouvent meilleur salaire dans le camp ennemi. André Dornier offrait un échantillon assez curieux de ces condottieri modernes. Enfant perdu de la politique, il traitait cette mère imposante avec la plus imperturbable irrévérence. Rien n’égalait la prestesse de ses évolutions contradictoires et l’aplomb avec lequel il changeait de drapeau, selon qu’il y voyait son profit. Doctrinaire hier, républicain aujourd’hui, demain ministériel, sous deux jours-il fût devenu légitimiste, pour peu qu’il y eût trouvé cinq cents francs de bénéfice. Cependant telle était l’adresse qui présidait à ses reviremens les plus effrontés, que, là où tout autre se fût attiré le renom de renégat, il passait pour un écrivain consciencieux, mais égaré quelquefois par l’ardeur de son imagination. Homme d’entraînement en apparence, parfaitement maître de lui au fond, jugeant avec l’indifférence la plus dédaigneuse les opinions qu’il soutenait le plus chaleureusement, sans conviction comme sans principes, il avait la mobilité de l’aiguille de la boussole. Aimanté par la misère, à laquelle ne pouvait l’arracher sa vie décousue et vagabonde, son pôle nord était l’argent.