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UN HOMME SÉRIEUX.

d’autrefois, et dont le prince de Talleyrand avait conservé la tradition jusqu’à nos jours.

Avant de rapporter le dialogue qui s’établit entre ces deux personnages, il est nécessaire d’expliquer les rapports qui existaient entre eux depuis plusieurs années.

Avant 1830, M. Chevassu était avocat à Douai, sa patrie. Légiste médiocre, ses consultations avaient peu d’autorité, et il perdait habituellement trois procès sur quatre ; mais sa faconde déclamatoire ne laissait pas d’obtenir du succès devant le jury : aussi plaidait-il au criminel beaucoup plus souvent qu’au civil. Sa fortune d’ailleurs suffisait à assurer une existence agréable, et, s’il suivait le barreau, c’était moins pour accroître son revenu que dans le but de conserver une position. Peut-être aurait-il difficilement renoncé au plaisir de voir son nom et quelquefois ses divagations oratoires cités dans les journaux du département, quatre fois par an, à l’époque des assises. Dès-lors, toutefois, la politique l’occupait un peu plus que la jurisprudence. Membre de la société : Aide-toi, le ciel t’aidera ! il était, à Douai, le représentant zélé, actif et infatigable de ce qu’on a appelé sous la restauration le comité-directeur. Aux élections d’où sortit la chambre des 221, M. Chevassu déploya surtout une ardeur admirable. Il présida des réunions, donna des dîners, écrivit des circulaires, intrigua, cabala, pérora, intimida le procureur-général et fit passer des nuits blanches au préfet. Ce fut en cette circonstance que son fils Prosper, à peine âgé de quatorze ans, fit son entrée dans la vie politique. L’enfant se montra digne du sang dont il sortait ; armé d’un fouet qu’il faisait claquer en l’honneur du côté gauche, et perché sur le siége d’une espèce de charrette à plusieurs bancs, il fit à Douai une entrée triomphale le jour même des élections, et déposa à la porte du collége une douzaine de votans en retard, raccolés par lui dans tous les coins de l’arrondissement. À cet aspect, dit-on, le préfet pâlit, et, malgré sa réserve habituelle, M. Chevassu ouvrit les bras à son fils, qui s’y précipita aux applaudissemens des électeurs émus. Ce fut un touchant et patriotique spectacle.

Une circonstance expliquera la haine que l’avocat avait vouée à la restauration, et la ferveur de ses opinions libérales. Pendant dix ans, il avait sollicité, sans pouvoir l’obtenir, une place de conseiller à la cour royale de Douai. La révolution de juillet répara ce prétendu passe-droit. M. Chevassu fut nommé conseiller ; mais, à cette époque, son ambition avait pris un essor qui lui fit regarder avec dédain la récompense obtenue. Une simple place de conseiller,