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mille, votre âge, vos agrémens physiques, dit le vieillard en souriant, et je sais que vous avez été bien élevé. C’est quelque chose, mais, dans notre siècle d’argent, ce n’est pas tout. Avant la révolution, votre père était riche, mais il avait des dettes ; il n’est pas rentré comme moi en possession de ses bois, et ses créanciers ont dû rendre presque illusoire sa part de l’indemnité. J’ignore si madame votre mère avait de la fortune. Bref, quelle est votre position financière ? Ce que je vous dis là est peu chevaleresque, mais nous sommes en 1834.

— Ma fortune est bien médiocre ; seize mille livres de rentes en terres.

— C’est peu pour un Moréal, mais c’est tout ce que M. Chevassu peut exiger d’un gendre. Il va sans dire que mon aimable nièce n’est point tout-à-fait insensible à vos feux, et que, si on lui laissait le choix, maître Dornier ne tarderait pas à être congédié ?

— Je n’oserais me flatter d’être aimé… cependant…

— Vous en êtes sûr, à merveille. Je vois que je peux me ranger de votre parti sans craindre qu’Henriette ne me regarde comme un oncle barbare. Maintenant, combinons notre plan de campagne. Je n’ai aucun crédit sur l’esprit de mon beau-frère, loin de là ; si je lui parlais en votre faveur, ce serait le plus sûr moyen de gâter irrévocablement vos affaires. Ses trois cents ans de roture prouvée, et Dieu sait qu’il en est un peu plus fier que je ne le suis de mes titres, s’insurgeraient soudain contre ce qu’il appelle ma gentilhommerie. De ce côté, il est donc inutile de tenter une attaque. Voici notre seule ressource. Malgré ses airs d’importance et de domination, M. Chevassu a beaucoup de déférence pour sa sœur ; entre nous, Mme de Pontailly le mènera par le nez toutes les fois qu’elle voudra en prendre la peine. Je n’ai pas besoin, j’espère, de vous en dire davantage. En ce moment, tout votre rôle se réduit à ceci : plaire à ma femme.

— Je m’y efforcerai, dit le vicomte d’un ton modeste.

— Et moi, je vous y aiderai ; de la part d’un mari, le trait est méritoire, n’est-il pas vrai ? Pour commencer, je dois vous prévenir que la tâche qui vous est imposée ne sera pas tout-à-fait aussi facile que votre bonne opinion de vous-même se le figure peut-être. Pour déterminer Mme de Pontailly à devenir votre protectrice, il faut plus que de l’amabilité, plus que de l’adresse, plus que de la flatterie, il faut du talent. Avez-vous du talent ?

— Du talent ? répéta Moréal d’un air ébahi qui fit sourire le vieillard.