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UN HOMME SÉRIEUX.

— Mais votre santé est parfaite, monsieur le marquis, et c’est l’essentiel ; le reste n’est que du superflu.

— Superflu ! cela vous plaît à dire ; quant à ma santé, elle est à la merci du premier coup de sang qui viendra réaliser les menaces de mon médecin.

— Pouvez-vous avoir une pareille idée !

— Bah ! bah ! croyez-vous que j’aie peur de la mort ? Un jour plus tôt, un jour plus tard, à la volonté de Dieu ! Mais me mettre à l’eau et à la diète comme le voudrait ce docteur Sangrado, ajouter à toutes mes autres privations un carême perpétuel, jamais, mordieu ! J’aimerais mieux en finir tout de suite.

Le désir de se soustraire à l’idée importune de l’abstinence que lui ordonnait infructueusement son médecin se joignant à l’intérêt que lui inspirait un ouvrage sorti de ses mains, le marquis prit le coffret sur ses genoux et en ôta les doubles fonds, qu’il examina attentivement l’un après l’autre.

— C’était en 1797, dit-il en rappelant ses souvenirs ; nous étions à Munich, et les circonstances n’étaient pas couleur de rose. L’armée de Condé venait d’être licenciée, et nos châteaux en Espagne du commencement de la guerre étaient démolis de fond en comble. Ce n’était plus comme en 93, où nous ne doutions pas du succès, votre père surtout. Je me souviens qu’après la prise des lignes de Weissembourg, lors de la petite pointe que notre corps d’émigrés fit en Alsace, il était si assuré de rentrer avant un mois dans ses terres, qu’il s’emparait, par droit de conquête, de tous les chiens courans qui lui tombaient sous la main. Et quand nous lui demandions le motif d’une pareille confiscation, « lorsque j’ai émigré, répondait-il avec sang-froid, ces coquins de paysans de Moréal ont détruit tous mes chiens ; il faut bien que je remonte ma meute. » Pauvre Moréal ! il n’a jamais goûté du gibier que devait prendre cette meute. Voilà comme nous étions tous, présomptueux et aveugles ; mais en 97 nos illusions étaient détruites. Après le traité de Campo-Formio, qui eut pour résultat notre licenciement, tout espoir de rentrer en France nous fut interdit. Ceux d’entre nous qui possédaient quelques ressources s’établirent en Allemagne ou se retirèrent en Angleterre ; ceux qui n’avaient plus rien, et j’étais du nombre, passèrent au service de la Russie, ou cherchèrent dans une industrie souvent assez bizarre un abri contre la misère. Ce fut à ce dernier parti que nous nous arrêtâmes, votre père et moi. Au milieu de tous ses paradoxes, Rousseau a quelquefois raison. Ce qu’il a dit de l’utilité d’enseigner un