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En grommelant de la sorte, il traversait la cour de l’hôtel. Déjà il avait atteint l’escalier qui conduisait à son appartement, lorsqu’il entendit les paroles suivantes, articulées ou plutôt aboyées par la voix discordante du portier :

— Monsieur, voici quelqu’un qui vous demande !

Moréal se retourna et aperçut sous le vestibule de la porte cochère un personnage dont la portraiture mérite d’être esquissée. C’était un gros petit homme, d’environ soixante-cinq ans, carré des épaules, rond de l’abdomen, et, sur ses courtes jambes, aussi solidement campé qu’un hippopotame. Rien de plus jovial et de moins vénérable que ses joues charnues et rubicondes, sur lesquelles se détachait le relief d’un nez violacé qui semblait porter les couleurs de la dive bouteille. Deux petits yeux fort vifs, surmontés d’épais sourcils grisonnans, donnaient à ce plantureux visage l’expression railleuse qui caractérise les portraits de Rabelais. Si sensuelle en un mot, et si épicurienne, si goguenarde et si gastronomique était cette figure, que les beaux cheveux blancs qui en ombrageaient le front y paraissaient déplacés et causaient une sorte d’étonnement. On eût dit le chef d’un patriarche couronnant le masque d’un satyre.

Ce frais vieillard, prédestiné à l’apoplexie, portait un habit bleu à boutons brillans dont les revers laissaient saillir en pleine liberté un gilet de soie verdâtre, bombé par la rotondité de son contenu au point de ressembler à la carapace d’une tortue. Une cravate blanche peu serrée autour du cou, un pantalon gris sans sous-pieds, des bottes accompagnées de galoches, un chapeau à large bord posé sur l’oreille, et un parapluie, quoiqu’il ne plût pas, complétaient un costume où la propreté la plus scrupuleuse compensait en partie la distinction absente.

— Que me veut ce grotesque personnage ? se demanda Moréal en allant au-devant du vieillard, qui, malgré son obésité, traversait la cour d’un pas leste.

Lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques pas l’un de l’autre, l’étranger s’arrêta brusquement :

— Corbleu ! dit-il d’une voix de basse-taille, à part la barbe que nous ne portions pas, voilà le portrait vivant de ce pauvre Moréal.

L’amant de Mlle Chevassu éprouva un battement de cœur ; l’homme qu’il traitait mentalement avec tant de dédain lui parut soudain entouré d’une auréole aristocratique.

— À qui ai-je l’honneur de parler ? dit-il d’une voix émue ; serais-je assez heureux pour…