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UN HOMME SÉRIEUX.

Mme la marquise de Pontailly, née Chevassu, a trop de savoir-vivre pour ne pas vous faire ouvrir à deux battans les portes de son salon ! Voilà ce que je prévoyais, et voilà, mordieu ! ce que je ne souffrirai pas.

En parlant ainsi, Prosper Chevassu gesticulait avec tant de véhémence, qu’il heurta violemment le poêle près duquel il était assis, et, pour soulager sa mauvaise humeur, il ne trouva rien de mieux qu’un déraisonnable coup de pied appliqué à l’innocent Justinien, qui se trouvait à sa portée ; mais il comprit aussitôt le ridicule de cet emportement et s’efforça de sourire en se retournant vers son compagnon.

— Je dois vous l’avouer, lui dit-il d’un ton plus modéré, ce serait un très grand malheur, à mes yeux, d’être contraint de traiter en ennemi un brave garçon tel que vous, et pourtant je vous le déclare, pour certains motifs qu’il est inutile de vous expliquer, il me sera impossible de ne pas considérer comme une provocation directe votre présence chez Mme de Pontailly.

— Voulez-vous dire que, si vous me rencontrez chez votre tante, nous devrons nous aller couper la gorge ?

— Ce serait une dure extrémité ; mais, comme j’ai l’habitude de faire honneur à ma parole, il faudrait en venir là.

L’étudiant, qui jusqu’alors avait laissé échapper plusieurs mouvemens d’une vivacité presque puérile, prononça ces dernières paroles d’un air si sérieux, que Moréal fut frappé de ce changement et devint lui-même pensif.

— Avez-vous déjà été amoureux ? dit le vicomte après un instant de silence.

Cette question adressée à un jeune homme encore mineur attira sur ses lèvres une moue dédaigneuse.

— Déjà ! s’écria-t-il en ricanant ; pour quel lycéen me prenez-vous ? Si j’ai été amoureux ? Dix fois, au moins.

— C’est beaucoup trop pour que vous puissiez me comprendre.

— Dites toujours.

— Si vous n’aviez éprouvé qu’une seule, mais véritable passion, vous approuveriez ma persévérance, au lieu d’en paraître offensé.

— En fait de passions, répliqua Prosper d’un air passablement fat, je vous avouerai que je préfère la monnaie aux billets de banque ; c’est moins romantique, mais c’est plus amusant. Vous voyez bien qu’entre un céladon comme vous et un sacripant comme moi il n’y a ni sympathie ni rapprochement possible. Revenons donc à la question : chercherez-vous à revoir ma sœur ?