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REVUE DES DEUX MONDES.

L’étudiant demanda un demi-bol de vin chaud, s’assit à une table près du poêle, et se mit à allumer son cigare avec l’appétit d’un fumeur pressé de rattraper le temps perdu.

— Il est certain que notre salle de conférence n’a rien de fort majestueux, dit-il alors en promenant son regard dans le modeste établissement où il ne se trouvait, en fait de consommateurs, que trois ou quatre conducteurs de malles-postes, habitués périodiques de l’endroit ; mais on peut discuter les intérêts les plus graves dans le plus humble logis. Napoléon et Alexandre n’ont-ils pas signé le traité de Tilsitt sur un vulgaire bateau ?

— Le rapprochement peut paraître ambitieux, mais pour moi il est de bon augure, répondit Moréal, qui s’assit en face de son compagnon ; j’espère qu’à l’exemple des deux empereurs, c’est la paix que nous allons signer, une paix plus durable que la leur.

— Établissons d’abord le point litigieux, reprit Prosper, et surtout jouons cartes sur table, c’est le meilleur moyen de s’entendre ; les finasseries diplomatiques ne sont bonnes qu’à embrouiller les discussions. Vous aimez ma sœur ?

— Oui, dit Moréal d’un ton grave.

— Vous l’aimez beaucoup ?

— De toute mon ame.

— Fort bien. Votre passion, puisqu’il est décidé que c’est une passion, est honnête et sérieuse, digne enfin d’un galant homme. Vous désirez épouser ma sœur ?

— C’est mon vœu le plus ardent.

— À merveille. Depuis un an qu’Henriette va dans le monde, on vous a vu sans cesse sur ses pas, au bal, aux promenades, à l’église, partout. Pour vous rapprocher d’elle, vous avez encouru l’anathème des douairières de votre parti, et Dieu sait qu’aucune autre ville n’en possède une plus belle collection. Douai, douairière, l’étymologie saute aux yeux. Vous qui appartenez, par votre famille, à l’opinion légitimiste, vous vous êtes fait présenter chez le préfet, chez le général, chez le maire, chez toutes les autorités, en un mot ; et cette apostasie dont le faubourg Saint-Germain de Douai ne parle qu’avec une vertueuse indignation, quelle en a été l’unique cause, si ce n’est l’être charmant dont j’ai le plaisir d’être le frère ? Est-ce vrai ?

— Parfaitement vrai.

— Depuis un an donc, votre conduite rappelle tellement les paladins et les troubadours, qu’un étourdi de ma connaissance a eu l’audace de vous baptiser du nom de Lindor.