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UN HOMME SÉRIEUX.

Il n’aperçut guère que deux petits yeux bruns, surmontés de larges sourcils de semblable couleur, mais cet échantillon suffit pour lui causer une impression de mauvaise humeur qui se traduisit d’une manière assez bizarre dans sa réponse.

I do not understand, baragouina-t-il en affectant assez malheureusement l’accent britannique. Remontant alors le pan de son manteau jusqu’à ses yeux, de manière à déconcerter la curiosité la plus perspicace, il tourna le dos au questionneur.

— Au diable l’Anglais ! murmura ce dernier. Eh ! l’ami, reprit-il en s’approchant d’un des garçons de peine dont nous avons parlé plus haut, la malle-poste de Lille est-elle arrivée ?

— Je ne saurais trop vous dire, répondit le commissionnaire, mais adressez-vous à ce monsieur en manteau qui fume près de la porte ; il doit savoir si Lille est arrivée, car voilà plus d’une heure qu’il l’attend.

— Il ne comprend pas le français.

— Possible, repartit le porteur de malles d’un ton précieux, mais ça me paraît un peu fort, vu qu’il le parle aussi bien que moi.

— Hum ! qu’est-ce que cela veut dire ? grommela le nouveau venu en enfonçant sa figure dans les profondeurs de son cache-nez ; il paraît que nous sommes deux à attendre la race des Chevassu. Quel peut être ce grand sournois ? Si cet impertinent de Moréal n’était pas à Douai, je croirais le reconnaître.

Curieux et intrigué, il revint à pas de loup vers l’Anglais équivoque ; mais, au moment où il allait de nouveau lui adresser la parole, l’impétueuse irruption d’une malle-poste le força de battre précipitamment en retraite. La voiture, enlevée au galop par quatre chevaux vigoureux, passa comme un ouragan entre les deux hommes, qui lurent en même temps le nom de Lille, peint en lettres d’or sur chaque portière. En cet instant décisif, leur conduite offrit un contraste qu’il eût été assez difficile d’interpréter en faveur du premier arrivé ; il fallait qu’il eût de fortes raisons pour garder l’incognito, car il s’enfonça dans le coin le plus obscur de la cour, d’où il pouvait tout voir sans s’exposer à être aperçu lui-même. L’autre, au contraire, se comporta en homme qui ne craint pas le grand jour et peut marcher tête levée. Par une précaution qui dénotait cette sorte de coquetterie masculine dont, en certains cas, les individus les moins frivoles ne sont pas complètement dépourvus, il ôta sa volumineuse cravate et découvrit un visage qui, au total, n’avait rien à gagner à cette exhibition. Des traits prononcés, un teint blafard,