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et nous les dénonça comme étant d’une insigne coquetterie. Elle nous apprit qu’elles poussaient jusqu’au merveilleux l’art de s’ajuster, qu’elles n’avaient pas d’autre pensée, pas d’autre occupation ; qu’elles savaient se préparer, c’était son expression, d’une manière tout-à-fait inconnue en France ; que la plus pauvre, avant de songer avoir du pain, achetait du rouge pour ses joues, du bleu pour le tour des yeux, du noir pour les sourcils, et des pommades de toute espèce ; que toutes portaient de faux cheveux, et que ces belles nattes qui faisaient notre admiration étaient le plus souvent des nattes de pendu. Aussi avait-elle ces dames en grande aversion. De son antipathie et de ses critiques, elle exceptait cependant les filles de M. Spadaro, qu’elle trouvait, ainsi que nous, charmantes. C’était d’elle que Maria avait appris un peu de français, mais elle ne la voyait plus que rarement. Je compris que quelque différend s’était élevé entre les deux maisons, et je m’expliquai le silence qu’avait gardé le petit consul à l’égard de notre compatriote. M. Lambre est un de ces vieux soldats bronzés en Égypte, gelés en Russie, martyrs des pontons d’Angleterre, blessés en Espagne, écharpés en Italie, laissés pour morts en Prusse, dont l’ardeur s’est éteinte et dont le caractère guerrier s’est complètement effacé. À part ses longues moustaches, il n’a dans la physionomie rien de militaire ; son allure est des plus pacifiques, et rien en lui ne rappelle le hardi mameluk qui séduisit la jeune fille de Melun. Autrefois amant de la gloire, il n’aime plus maintenant que sa tabatière, ses pantoufles, sa femme et le tabac français, qu’il trouve incomparable, et que lui vendent à Syra les matelots des bateaux à vapeur. Intrépide dans sa jeunesse, il est devenu douillet dans ses vieux jours, et il se préoccupe d’une infinité de petits détails domestiques qui paraîtraient puérils à beaucoup, mais qui, pour lui, composent un bien-être que lui fait apprécier le souvenir des privations autrefois souffertes. Enfin, revenu dans son île après de rudes campagnes, il y passe sa vie comme le font beaucoup de ses anciens compagnons retirés maintenant dans leurs provinces, se promenant à petits pas, ramassant les nouvelles, devisant avec quelque vieux compère et guettant l’arrivée des caïques au moment où les autres vont voir passer la diligence. Ô vieillesse ! notre arrivée à Tine est un évènement dans la vie de cet homme qui a vu les Pyramides et le soleil d’Austerlitz ! Je demandai à Mme Lambre si elle voudrait revoir la France ? Ses yeux se remplirent de larmes ; elle me confia que c’était son plus grand désir, son