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L’ÎLE DE TINE.

heureux, ajoutai-je, de voir une compatriote. Nous arrivâmes bientôt à la maison de M. Lambre. Il m’avait appris son nom chemin faisant. Cette maison touchait à celle dans laquelle nous étions, la veille, entrés si brusquement. Quelle eût été notre surprise si, poussant au hasard cette porte, nous étions tombés dans un ménage français !

Le calcul approximatif que je m’étais permis de faire à propos de l’âge de Mme Lambre était encore galant. Le XIXe siècle est né quelques années plus tard qu’elle. Mme Lambre est de Melun. Elle habitait paisiblement sa ville natale, sans se douter de la nouvelle patrie que le sort lui destinait, lorsque M. Lambre, alors brillant sous-officier aux mameluks de la garde, lui plut et l’épousa. Après les cent jours, il emmena sa jeune femme dans son pays, c’est-à-dire à Tine. Mme Lambre, qui a conservé en Grèce le bonnet rond que les femmes portaient en France il y a trente ans, me parut être une excellente personne, fille sans doute d’un bon bourgeois de Melun, et ayant reçu une éducation analogue à son origine. Elle habite une jolie petite maison grecque quant aux murailles, mais toute française à l’intérieur. J’envoyai chercher mon compagnon de voyage, et je laisse à penser quelle fête ce fut pour elle de causer avec nous dans sa langue naturelle et de nous entendre parler de sa ville, que nous connaissions. Seulement elle avait peine à comprendre ce que nous lui disions de la France. Elle s’obstinait à voir notre pays à travers ses souvenirs, vieux de trente ans. « En vérité, nous disait-elle, on peut aller de Melun à Paris et revenir en un jour ? Comment donc sont faits ces chemins de fer ? Et vous dites que l’on va de Paris à Marseille en quatre jours par les diligences ? Quand nous avons fait cette route, M. Lambre et moi, nous avions loué une vieille calèche jaune et deux chevaux efflanqués ; il nous a fallu tout un mois. Et vos barbes, pardon si je suis indiscrète, mais vos barbes…, est-ce donc la mode en France de porter des barbes si longues ? » La bonne femme ne trouvait rien de séduisant dans cette parure des jeunes gens de notre époque (et toutes les bonnes femmes de cet avis ne sont pas en Grèce). « Que des Turcs, disait-elle, soient ainsi barbus, personne n’y trouve à redire, mais des Français… cela a l’air si sale, si négligé ! Autrefois personne ne s’avisait d’avoir le menton ainsi hérissé. Tout est bien changé en France depuis 1815, n’est-il pas vrai ? mais vous êtes trop jeunes pour vous souvenir de ce temps-là. » À propos de toilette, Mme Lambre nous parla des femmes grecques