Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/822

Cette page a été validée par deux contributeurs.
816
REVUE DES DEUX MONDES.

château, la grande-ourse, qui se trouvait chaque soir, à cette heure, au-dessus d’un grand frêne voisin du castel. Je saluai du regard ces étoiles amies qui venaient me parler des jours d’enfance déjà si loin derrière moi, et de mon pays, dont j’étais séparé par une distance si grande : il me semblait que ces petits astres me protégeaient ; n’éclairaient-ils pas au même moment le grand frêne et le toit paternel ?

J’en étais là de mes réflexions, lorsqu’un homme passa devant moi. Dans le premier moment, je l’aperçus à peine, mais le promeneur nocturne étant, à diverses reprises, venu me regarder, comme s’il voulait m’interroger, je l’examinai plus attentivement ; c’était un homme d’une soixantaine d’années, il était habillé à l’européenne, portait de longues moustaches grises, et tenait entre ses dents une de ces pipes de terre baptisées par nos soldats du nom de brûle-gueule. Cette particularité me frappa. Comment un habitant de Tine était-il en possession d’une pipe qui n’avait sans doute pas sa pareille à quatre cents lieues à la ronde ? Comme je m’adressais cette question, il me vint au visage une bouffée de ce tabac national âcre et odieux si judicieusement nommé caporal. La curiosité me prit, je me levai et marchai droit vers l’inconnu, qui s’était arrêté à quelques pas de moi.

— Pourrais-je sans indiscrétion, monsieur, lui dis-je en italien, vous demander d’où vous vient cette pipe ?

— De France, monsieur, me répondit-il en bon français ; j’y suis resté dix ans. Mais vous, monsieur, n’êtes-vous pas un des voyageurs français arrivés hier au soir ?

Je répondis affirmativement.

— Quel bonheur ! s’écria mon interlocuteur ; je craignais que vous ne fussiez reparti. Je savais que vous étiez descendu chez M. Spadaro ; mais comme il est catholique, et que je suis grec, il ne me voit pas d’un très bon œil, et je n’osais vous aller chercher chez lui. Cependant je voulais absolument vous rencontrer. Faites-moi l’honneur de venir chez moi, monsieur ; comme ma femme va être heureuse de vous voir !

— … Va être heureuse de me voir ? Répétai-je me mettant en marche et songeant aux sultanes des Mille et une Nuits.

— Ma femme est votre compatriote, monsieur ; j’ai servi en France du temps de Napoléon, et je m’y suis marié.

— Du temps de Napoléon, calculai-je rapidement ; alors la sultane date au moins d’un demi-siècle. Mon pas se ralentit. — Je serai fort