le vieil ivoire. Sa soutane de serge noire, pareille à celles de nos prêtres catholiques, était de la plus grande propreté. Peu à peu la conversation s’engagea : l’ermite m’apprit qu’il était Polonais, établi depuis quinze ans dans cet ancien monastère, où il vivait seul. Un enfant venait chaque matin servir sa messe et lui apporter les vivres de la journée. C’était du pain ordinairement, quelquefois un peu de riz ; cette nourriture frugale ne l’empêchait pas, nous disait-il en frappant sur sa large poitrine, de se porter à merveille. Il nous demanda d’où nous venions et ce qui se passait dans cette Europe dont il n’avait pas de nouvelles depuis tant d’années. En France, Louis-Philippe régnait-il encore ? Le solitaire paraissait aimer fort peu notre gouvernement actuel ; lui aussi s’inquiétait donc de politique ! — Êtes-vous catholiques ? reprit-il. Sur notre réponse affirmative, il nous parla avec plus de confiance. Il avait beaucoup voyagé dans sa jeunesse ; il avait servi, il était allé en France, mais quand ? et qui était cet homme ? pourquoi avait-il quitté sa patrie, sa famille, ces affections qui nous font vivre ? par quel sentier était-il arrivé à ce triste monastère ? Tout à l’heure j’avais cherché un mystère dans les ruines d’une pauvre maison : quelle histoire bien autrement curieuse ce vieillard devait avoir dans ses souvenirs ! que de questions j’aurais voulu lui adresser ! J’essayai plusieurs fois, mais toujours il me répondit vaguement et détourna la conversation avec le tact exquis d’un homme parfaitement élevé. Cette distinction qui perçait dans ses moindres paroles, dans son geste, dans le son de sa voix, me surprenait plus que tout le reste. Après de nouvelles tentatives, infructueuses comme les précédentes, je cessai, par discrétion, de l’interroger sur son passé ; nous causâmes des choses de ce monde. Il parlait bien et volontiers, nous questionnait avec esprit et bonne grace. C’était un de ces vieillards qui font plaisir à voir. Ses grands yeux bleus exprimaient une sérénité si douce, que je le crus sur parole lorsqu’il m’assura que les plus heureuses années de sa vie étaient celles qu’il avait passées dans sa solitude. « Vous faites bien de voyager, nous dit-il ; mais, dans les pays que vous parcourrez, dans les hommes que vous rencontrerez, tâchez de ne voir que ce qu’il y a de bon : le mal est le même partout. Faites en sorte que, de retour dans vos familles, vous puissiez sans crainte regarder la route que vous aurez suivie. ». Il n’y avait rien de doctoral dans les discours du vieillard, et l’expression de sa voix était singulièrement touchante. Nous ne pûmes entendre sans émotion ces conseils
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L’ÎLE DE TINE.