Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/805

Cette page a été validée par deux contributeurs.
799
L’ÎLE DE TINE.

connues retombées dans le néant, à ces pierres qui s’écroulent, présageant au voyageur ce qu’il adviendra de la maison paternelle et de lui-même.

Cette maison, qui portait encore l’écusson de ses anciens maîtres, me frappa plus que toutes les autres : je crois la voir encore. Je m’imaginai que, dans ces murs délabrés, quelque drame tendre s’était jadis accompli, dont nul ne gardait souvenir. Par un rapprochement d’idées bizarres, tout en rêvant à la jeune fille de ce roman inconnu, je pensai à Maria Spadaro, dont je lui donnai les traits, et à l’héroïne de Bernardin de Saint-Pierre, dont je lui prêtai l’histoire. Je me rappelai ces deux masures, voisines des Pamplemousses, auprès desquelles le poète de l’île de France alla s’asseoir un jour, et ce vieillard qui, devant les cabanes détruites de ses anciens amis, lui conta ce triste et doux poème qu’on nomme Paul et Virginie.

Au-delà du village, le chemin est tellement raide, qu’il fallut grimper en nous aidant des mains. Nous arrivâmes aux ruines du château. Ces débris, enveloppés d’une brume épaisse et froide, me parurent d’un intérêt médiocre, mais un souvenir important s’y rattache.

Depuis l’an 1207, Tine était au pouvoir de la république de Venise, lorsque, en 1714, les Turcs, tant de fois battus, reprirent courage et envoyèrent une armée en Grèce. La flotte traversa l’Archipel et s’arrêta devant Tine. La situation de cette île la rendait un poste fort important. Tine était bien fortifiée, et les Vénitiens avaient pu s’y maintenir, malgré de fréquentes attaques, pendant toute la guerre de Candie. Par malheur, la défense de la forteresse était alors confiée au provéditeur Bernardo Balbi, homme sans courage et sans résolution. Il s’effraya à l’apparition des vaisseaux turcs, et, malgré les prières et les larmes des habitans qui, à grands cris, demandaient à se défendre, il se rendit à la première sommation. On le laissa s’embarquer avec sa garnison, et il arriva à Venise, où il fut condamné à passer en prison le reste de sa vie. Ce fut une juste punition de sa lâcheté, mais la république n’en perdit pas moins une île importante, et les malheureux Tiniotes furent livrés à la rigueur de leurs nouveau maîtres, qui déportèrent plus de deux cents familles sur la côte d’Afrique. Les Turcs vainqueurs se dirigèrent vers la Morée, et leur marche fut une suite de triomphes. En peu de mois, presque sans coup férir, ils reprirent successivement Corinthe, Argos, Napoli de Romanie, Modon, tout le Péloponèse enfin et la plupart des îles. En cinquante ans, combien les Vénitiens n’avaient-ils pas dégénéré !