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SPINOZA.

Dans cet être unique de Spinoza, l’éternité et le temps, le repos absolu et le mouvement sans limites, l’identité substantielle et la division à l’infini coexistent. C’est en vain que Spinoza se rejette sur l’opposition radicale de la substance et des phénomènes. La contradiction n’est pas là ; on comprend que la substance reste éternelle, une et identique sous la multiplicité et la variété de ses phénomènes mais Spinoza ne s’en est pas tenu à ces deux termes, la substance et les phénomènes, parce qu’en effet ils ne lui suffisaient pas pour rendre compte de toutes les conceptions nécessaires de la pensée. En méditant sur la nature de l’infini, nous trouvons qu’il implique des caractères inconciliables avec la nature des phénomènes, et qui néanmoins ne peuvent être attribués à la substance prise comme substance. Ainsi la pensée, par exemple, ne fait pas partie intégrante de la substance, quoiqu’elle lui appartienne, selon Spinoza, comme un de ses attributs nécessaires. Or, qu’est-ce que la pensée, qui n’est pas la substance même, mais un attribut nécessaire de la substance ? Ce n’est pas, il importe de le constater, le pouvoir de penser, car Spinoza n’admet point de faculté distincte de la substance productrice et de l’effet produit. Il semble donc que ce soit la totalité de ces effets, c’est-à-dire la totalité des idées que la substance conçoit nécessairement en se développant. Cependant, qu’on y prenne garde, cette totalité, par cela même qu’elle est une collection, est divisible, successive ; donc la substance éternelle, c’est-à-dire l’infini, possède un attribut collectif et par conséquent successif et divisible. Spinoza admettra-t-il une telle conclusion, lui qui, dans son argumentation contre le dogme de la création, montre un si souverain mépris pour ce Dieu mobile qui réfléchit, qui délibère, qui commence, achève et finit, et se fatigue à la peine comme un ouvrier ? Il ne le peut sans se contredire, sans contredire la raison elle-même, qui ne permet pas d’attribuer directement à l’infini la mobilité et la divisibilité. Dans cet embarras, Spinoza introduit entre la substance et la totalité des phénomènes ce qu’il appelle un attribut, également distinct de l’une et de l’autre. Ce que nous disons de Dieu, il l’applique à cet attribut ; ce que nous disons du monde, il l’applique à la totalité des phénomènes. Mais c’est bien là qu’on peut dire qu’il s’évanouit dans ses pensées. Quelque effort qu’il puisse faire, ces attributs, qui ne sont ni la substance, ni les phénomènes, ni une faculté productrice, ne sont que de pures abstractions, et même des abstractions impossibles tant qu’on ne donnera pas aux attributs