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compris, et quoique rien ne soit plus certain, j’oserais presque dire qu’ils l’ont bien réfuté sans le comprendre. Il y a des idées que la conscience du genre humain repousse par une sorte d’instinct, et le panthéisme est de ce nombre. On peut n’en pas démêler le sophisme et ne pas apprécier la force et la grandeur des hypothèses dont il cherche à s’étayer ; mais on voit bien que la morale est en péril, et que quelqu’une de ces grandes vérités que l’humanité conserve de siècle en siècle comme un dépôt sacré et inviolable est audacieusement menacée.

D’ailleurs Spinoza ne laissait rien à faire à la sagacité métaphysique de ses lecteurs. Il avait tiré lui-même toutes les conséquences de ses principes. Sa philosophie entraînait la destruction des religions positives ; il n’a pas hésité à le reconnaître et à le démontrer ; ses attaques contre l’Écriture suffisaient pour le perdre sans sa philosophie. Avant le Théologico-politique, il n’y avait pas d’exemple d’une exégèse aussi hardie, et les plus grands ennemis de la foi ne parleraient pas aujourd’hui, en pleine liberté, en l’absence de l’inquisition et des bastilles, avec l’audace et le sang-froid de Spinoza écrivant au XVIIe siècle. Non-seulement il nie la possibilité des miracles, ou les explique par des causes naturelles ; non-seulement il attribue le don de prophétie à l’imagination des prophètes ; non-seulement il réduit toutes les religions à la morale, et ne voit dans les cérémonies que des moyens de dompter les volontés et de façonner les hommes au joug de l’autorité religieuse, mais on dirait quelquefois qu’il s’efforce de rendre son expression méprisante pour insulter à la foi qu’il veut combattre. « Je prends comme vous au sens littéral, dit-il à un catholique, la passion, la mort et l’ensevelissement de Jésus-Christ ; c’est seulement sa résurrection que j’interprète au sens allégorique. » Selon lui, prétendre que Dieu ait revêtu la nature humaine, c’est un langage aussi absurde que si l’on disait qu’un cercle a revêtu la nature du carré. Quand il écrit à un nouveau converti, il faut voir avec quel dédain il lui parle de « ce Dieu qui devient la pâture de votre corps, qui séjourne dans vos entrailles, et que Chatillon à Tienen donna impunément à manger à ses chevaux. » Voltaire a emprunté à un chapitre de Spinoza son article sur les miracles. On peut dire en un sens très véritable que le précurseur et le chef des encyclopédistes, c’est Spinoza plutôt que Voltaire. S’il ne fut pas avoué et reconnu pour chef par cette pléiade de philosophes de la fin du siècle dernier qui avaient, pour ainsi dire, la destruction pour unique but, c’est que l’austérité de sa manière écartait de lui ces lecteurs superficiels.