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l’intuition immédiate de notre raison, et non le produit imaginaire de notre faculté d’abstraire et de généraliser. La substance infinie ne peut être exprimée que par un nombre infini d’attributs, car si le nombre est limité, l’infinité de la substance n’est pas complète ; et chacun de ces attributs est infini dans son espèce, car si la pensée de la substance ou son étendue n’étaient pas infinies, la substance elle-même serait limitée. La substance et les attributs, voilà ce qui s’appelle, dans la langue de Spinoza, la nature naturante. Mais qu’est-ce qu’un attribut, s’il n’a des modes ? c’est-à-dire, qu’est-ce que la pensée sans idée ou l’étendue sans figures ? Chaque attribut est donc exprimé par des modes qui sont finis sans doute dans leur nature, puisque les attributs sont chacun d’une espèce particulière et déterminée, mais dont le nombre doit être infini, puisque les attributs sont infinis dans leur espèce. Les modes sont ce que Spinoza appelle la nature naturée, et il donne lui-même la formule de son système en disant : « Il est de la nature de la substance de se développer nécessairement par une infinité d’attributs infinis infiniment modifiés. »

Connaissons-nous cette infinité d’attributs ? Tant s’en faut, nous n’en connaissons que deux, la pensée et l’étendue. La pensée, en tant qu’on l’attribue à Dieu, ne doit pas être considérée comme la totalité des idées, mais il y a entre la pensée de Dieu et l’entendement divin ou la totalité des idées la même différence qu’entre l’éternité de la substance et la durée sans commencement ni fin du monde des phénomènes. C’est qu’en effet rien de multiple ou de divisible ne peut convenir à la nature naturante, et l’entendement divin, si on l’attribue à Dieu, dit Spinoza, ne ressemble pas plus au nôtre, que le chien, signe céleste, ne ressemble au chien animal aboyant. De même Dieu est à la fois étendu et indivisible. En effet, comment serait-il divisible, c’est-à-dire corporel ? Un corps n’est que le mode fini de l’étendue infinie. Il ne faut pas s’effrayer de voir ainsi Spinoza attribuer à la substance et aux phénomènes des propriétés opposées. Ce qui est vrai de la partie peut ne pas l’être du tout ; ce qui appartient à l’effet peut ne pas convenir à la cause, quoique la cause et l’effet soient indissolublement attachés dans l’unité d’un même être. C’est ainsi, par exemple, que, dans notre conviction bien opposée à celle de Spinoza, notre ame est une substance simple, inséparable de ses attributs multiples et de ses phénomènes éphémères.

On a dit et répété de Spinoza qu’il avait connu la substance et