Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/773

Cette page a été validée par deux contributeurs.
767
SPINOZA.

fections de la perfection, et concevoir que le parfait n’existe pas, c’est concevoir que le parfait est imparfait : on comprendrait aussi bien une montagne sans vallée. D’où vient à mon esprit cette idée de la substance ? Si c’est de moi, ou de quiconque n’est pas parfait, je la tiens du néant, car elle surpasse sa cause : il n’en est rien ; la pensée ne peut concevoir plus que la nature ne saurait fournir. Prouver Dieu par un raisonnement, c’est prouver le principe par la conséquence ; et le prouver en partant des données sensibles, et par cette sorte d’argument qu’on appelle preuve à posteriori, c’est apporter l’expérience en témoignage de la raison. Spinoza ne va point à Dieu par ce chemin, et il ne donne pas pour fondement à la connaissance ferme et claire ces vagues et incertaines lueurs que les sens transmettent à l’esprit.

Cette substance, qui est Dieu, est unique et éternelle par la même raison qui la fait être ; par la raison de sa perfection, et par la même raison aussi, elle ne saurait être produite. En effet, il n’y a pas deux manières d’être parfait. Quiconque possède en soi le caractère de la perfection le possède pleinement par la nécessité de sa nature, et n’en dégénère par aucun endroit. Les deux substances, s’il y en a deux, sont donc de même attribut, c’est-à-dire qu’elles sont identiques et indiscernables ; par conséquent chacune d’elles aurait suffi et chacune empêche l’autre d’être nécessaire. Donc la substance est unique. Donc encore elle ne saurait être produite, car par qui le serait-elle ? Par un être absolument différent d’elle-même ? Cela ne se peut. Par un être semblable ? Un tel être est impossible.

Il n’y a qu’une substance, ou, pour traduire en langage ordinaire cette expression de Spinoza, il n’y a qu’un Dieu. Cette conclusion n’a rien que de juste ; mais Spinoza va plus loin, et c’est ici que le caractère de sa philosophie se déclare. À ses yeux, il n’y a que trois formes possibles de l’existence : la substance, l’attribut et le mode ; la substance, suivant lui, c’est Dieu, rien que Dieu. Ainsi, tout ce qui n’est pas Dieu est un de ses attributs ou un de ses modes ; Dieu épuise absolument la notion de l’être, et rien ne peut exister en dehors de lui. Il ne faut pas dire, dans le système de Spinoza, que Dieu est l’être par excellence, mais qu’il est l’être unique ; il ne faut pas dire que tout le reste n’est que par sa volonté, mais que tout le reste n’est rien. Quand Platon s’écrie que Dieu seul existe et que le monde est un non-être, il exagère son expression pour l’égaler autant que possible à la grandeur de Dieu ; mais si le monde ne fait point partie de Dieu lui-même, il est un non-être pour Spinoza,