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idées en partant des sens, traverse les idées inférieures, et remonte de degré en degré toute l’échelle des êtres jusqu’à ce qu’il s’arrête à l’idée de Dieu. Spinoza s’empare d’emblée de cette idée suprême, et de là il redescend jusqu’à nous. Au fond, la différence n’est pas aussi grande qu’on le croirait au premier coup d’œil. Le dialecticien qui s’avance vers Dieu à la suite de Platon ne cherche qu’à vérifier et à rendre plus précise une idée dont il est déjà en possession. L’amour n’est-il pas le principe de la dialectique ? Et qu’est-ce que l’amour, sinon l’inquiétude philosophique qui pousse les ames à la recherche de Dieu, et dont la réminiscence, c’est-à-dire une idée plus obscure de Dieu, est le principe ? La faute des dialecticiens, dont Spinoza fut préservé par la différence de son point de départ, c’est qu’ils réalisent toutes leurs abstractions, et se persuadent que chaque généralisation nouvelle leur livre un être nouveau. Platon a semé de créations imaginaires le chemin qui le conduit à Dieu, et Aristote, qui n’a vu dans la dialectique que ses excès, a cru détruire la dialectique quand il n’avait détruit que le monde des idées. Spinoza, par un vol plus hardi, partant de Dieu lui-même et soufflant sur cette armée d’intelligibles, a pu être rationaliste comme Platon et nominaliste comme Aristote.

Il est vrai que, pour les esprits superficiels, Spinoza, en partant de l’idée de l’infini, semble partir d’une hypothèse. Spinoza sait bien, au contraire, qu’il s’appuie sur le plus solide fondement que la science humaine puisse recevoir, et, sans s’arrêter à démontrer l’autorité de la raison, il la prend sur-le-champ pour acceptée. Pour lui comme pour Descartes, ce scrupule dont l’école critique a fait tant de bruit, et qui la pousse à demander une autorité supérieure à la raison, pour juger la portée objective de la raison, ce scrupule est une maladie de l’esprit. Spinoza aurait dit à Kant ce que Descartes disait au père Bourdin : « Avec ceux qui contestent la lumière naturelle de l’évidence, je ne discute point. »

C’est donc au nom de la raison que Spinoza prononce d’abord cette parole d’où son système entier doit sortir : il existe un être parfait. Il appelle cet être la substance, et il définit la substance ce qui est en soi et peut être conçu par soi. S’il démontre ce premier principe, c’est seulement pour l’inculquer avec plus de force ; car il sent, il voit qu’il n’a pas besoin de démonstration. « La perfection dit-il, n’ôte pas l’existence ; elle la fonde. » Et c’est aussi ce que disait Bossuet : « La perfection est-elle un obstacle à l’être ? » L’être au contraire est un des caractères, et pour ainsi dire une des perfec-