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Voltaire disait en parlant de lui quelques années plus tard, avec sa verve et sa légèreté ordinaires, que si ce savant prêtre de l’Oratoire n’était pas spinoziste, il servait du moins d’un plat dont un spinoziste aurait mangé très volontiers. Cette coïncidence frappait tout le monde, les ennemis surtout, et Spinoza n’était pas leur moindre argument contre Descartes. « Spinoza n’a lu que deux livres, écrivait un père jésuite, l’un dangereux, l’autre exécrable, Descartes et Hobbes ; » et Leibnitz dit aussi dans une lettre à l’abbé Nicaise que « Spinoza n’a fait que cultiver certaines semences de la philosophie de M. Descartes. » Ainsi, chez les uns une horreur trop bien justifiée par la philosophie panthéiste, des frayeurs lâches et cruelles chez les autres, traçaient autour de Spinoza un cercle qu’il ne pouvait plus franchir. Lui-même ne s’abusait pas à cet égard, car voici ce qu’on lit dans une lettre de lui à Oldenburg : « Ces imbéciles cartésiens qu’on croit m’être favorables, pour écarter ce soupçon de leurs personnes, se sont mis à déclarer partout qu’ils détestaient mes écrits. » Il ne se fit jamais d’illusion sur cet isolement absolu ; il avait accepté de gaîté de cœur la situation étrange que ses opinions devaient lui faire[1] ; on peut presque dire qu’il l’a choisie avec un courage qui tenait moins à son caractère qu’à la nature de son esprit ; poursuivi, calomnié, maudit, il s’est suffi à lui-même, et s’est contenté d’une philosophie dont les promesses ne dépassaient pas cette vie humaine ; paisible parmi tant d’orages, mais armé du plus fier dédain, il n’a songé ni à l’influence ni à la gloire, et peut-être, dans une entreprise et dans une vie si nouvelles, n’a-t-il jamais senti en lui-même ni doutes sur sa philosophie, ni hésitation sur ses principes et sur sa conduite.

Il s’était d’abord retiré chez un ami, entre Amsterdam et Auwerkerke. Il se rendit ensuite à Leyde, puis à La Haye, où il se fixa. Spinoza gagnait sa vie en fabriquant des verres de télescope, et il partageait son temps entre ses études et ce métier, dans lequel il excellait. Quelques amis qui le venaient voir et pour lesquels il était

  1. « J’ai vu à la fenêtre d’un libraire le livre qu’un professeur d’Utrecht a écrit contre moi et qui a paru après sa mort. Le peu que j’en ai parcouru m’a fait juger qu’il n’était pas digne d’être lu, ni, à plus forte raison, réfuté. J’ai donc laissé en repos le livre et l’auteur, pensant en moi-même, et non sans rire, que les ignorans sont partout les plus audacieux et les plus prompts à faire des livres. Il paraît que ces messieurs que vous savez vendent leurs marchandises à la façon des brocanteurs, qui montrent d’abord aux chalands ce qu’ils ont de pire. Ces messieurs disent que le diable est extrêmement habile ; mais, à dire vrai, leur génie passe le diable en méchanceté. » (Lettre 24.)