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SPINOZA.

Les rabbins le souffraient au milieu d’eux avec peine ; mais ils sentaient qu’une fois sorti de la synagogue, il ne garderait pas de mesure. Il fallait le contenir ou le perdre. Une pension de mille florins lui fut offerte. Un soir, en sortant de la synagogue, il voit à côté de lui un homme armé d’un poignard ; il s’efface et reçoit le coup dans son habit. À quelque temps de là, l’excommunication fut prononcée. Spinoza quitta les juifs chargé d’anathèmes et menacé jusque dans sa vie. « À la bonne heure, dit-il quand on lui porta la sentence de son excommunication : on ne me force à rien que je n’eusse fait de moi-même, si je n’avais craint le scandale ; mais, puisqu’on le veut de la sorte, j’entre avec joie dans le chemin qui m’est ouvert, avec cette consolation que ma sortie sera plus innocente que ne fut celle des premiers Hébreux hors de l’Égypte, quoique ma subsistance ne soit pas mieux fondée que la leur. Je n’emporte rien à personne, et je me puis vanter, quelque injustice qu’on me fasse, qu’on n’a rien à me reprocher. »

Il est faux qu’il ait jamais embrassé le christianisme et reçu le baptême. Après cette rupture violente avec les siens, il n’appartint plus à personne. Aucune religion, aucune école ne le recueillit. Ce qui paraissait de ses principes soulevait aussitôt des cris d’horreur dans toutes les communions. On prenait la plume, moins pour le réfuter que pour l’accabler d’injures. Le docteur Musæus le traite d’esprit infernal, et l’appelle ambassadeur de Satan. Des portraits circulaient avec cette inscription : Benoît de Spinoza, prince des athées, portant jusque sur sa figure le caractère de la réprobation. Dès qu’il s’agit de Spinoza, les esprits les plus modérés se changent en fanatiques. Bayle aimerait mieux « défricher la terre avec les dents et avec les ongles que de cultiver une hypothèse aussi choquante et aussi absurde. » Les cartésiens surtout se montraient d’autant plus acharnés qu’ils voyaient la doctrine de Spinoza plus rapprochée de la leur. Quand Dortous de Mairan, tout jeune, enflammé d’ardeur pour la philosophie et sortant de lire Spinoza, qui l’a presque convaincu, s’adresse au père Malebranche pour se défaire de cette conviction qui l’épouvante, Malebranche consent à peine à se laisser arracher quelques mots ; il ne veut pas entrer en discussion avec les doctrines de ce misérable ; il dit à Dortous de Mairan : « Je prierai pour vous ! » Peut-être se rappelait-il alors avec effroi cette phrase de ses Méditations : « Je me sens porté à croire que ma substance est éternelle, que je fais partie de l’être divin, et que toutes mes diverses pensées ne sont que des modifications particulières de la raison universelle. »