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DE LA SITUATION DU THÉÂTRE EN FRANCE.

rare de nos jours, le jeune poète craignit de n’avoir pas fait assez bien et ne permit pas la publication. Nous avons pourtant sous les yeux un exemplaire du livre et nous devons déclarer que Manfred laissait pressentir plusieurs des qualités que nous avons retrouvées dans Lucrèce. La partie lyrique, il est vrai, n’est pas exempte de sécheresse ; mais le grand vers offre souvent les deux principaux mérites de M. Ponsard, la clarté et la simplicité. Dans une pièce de vers recueillie par la Revue de Vienne, M. Ponsard a célébré cette dernière qualité du style. Nous pensons qu’on ne lira pas sans plaisir les derniers vers de ce morceau, où l’auteur expose la théorie à laquelle il s’est noblement conformé :

Le fard peut rajeunir la vieillesse ridée,
Mais il déflorerait la jeune et fraîche idée :
En elle tout est beau de sa propre beauté ;
Elle n’a pas besoin d’ornement emprunté.
Quand Phidias sculptait ses divines statues,
Il ne les drapait pas, mais il les faisait nues.
L’homme était sans parure au temps de sa grandeur ;
C’est en quittant l’Éden qu’il apprit la pudeur.
Ainsi la poésie. Alors qu’on la fait grande,
Il ne faut pas couvrir son corps d’une guirlande.
Les fleurs, sans les orner, cacheraient ses appas.
Quand on veut les cacher, c’est qu’ils n’existent pas.
À mon avis, enfin, les grands mots et l’emphase
Ne sont que faux brillans sous lesquels on l’écrase.
Si c’est par cet endroit qu’un auteur doit briller,
Cette gloire est facile au plus mince écolier.
Le vrai génie est simple et sa muse se pique
Moins de l’expression que du sens poétique.

Ô sainte poésie ! ô ma divinité !
Je ne montrerai plus ta chaste nudité.
Je garderai pour moi désormais ton idole,
Sans l’exposer aux yeux de la foule frivole.
Si j’avais eu ma force égale à mon désir,
À ton culte j’aurais consacré mon loisir.
J’aurais voulu te mettre, idole bien-aimée,
Plus haut que tout nuage et que toute fumée ;
Mais plutôt que de voir un ignorant mépris,
J’aime mieux te briser et cacher tes débris.

Nous ne savons si M. Ponsard ne fait pas, dans ces derniers vers, allusion à la suppression volontaire de son poème de Manfred.


Charles Magnin.