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est-il proportionné à tant de labeurs ? Le sublime, au lieu d’avoir grandi, n’a-t-il pas décru, par le contact de l’ignoble ? La difformité du bouffon n’a-t-elle pas rejailli sur la beauté du père ? Que n’auriez-vous pas accompli de parfaitement beau avec la moitié seulement de la force que vous avez dépensée dans cette lutte ingrate ! Et, en fin de compte, Triboulet, si beau que la paternité le fasse, espérez-vous qu’il demeure un de ces types de l’amour paternel sur lequel la pensée de l’avenir se reposera, comme la nôtre aime à se reposer, après deux mille ans, sur Œdipe et sur Antigone ? Lucrèce Borgia sera-t-elle jamais l’idéal de la maternité ? Avec dix fois moins de dépense de talent, vous pouviez créer des types mille fois plus beaux, parce qu’ils eussent été uns et complets, des types dignes de se placer, dans l’imagination des hommes, entre Œdipe et Niobé, Cordelia et le roi Lear.

Mon Dieu ! je ne demande pas au poète l’unité de type complète et absolue. Ce serait, je le sais, vouloir revenir aux pures abstractions classiques. Mais entre l’unité nuancée et les stridentes antithèses que nous déplorons, il y a un monde. Est-ce que tous les grands types de beauté dont l’art conservera éternellement le souvenir ne sont pas conçus dans un système d’unité ? Voyez Chimène, Pauline, Phèdre, Ophélia, Desdémona, Juliette, Marguerite, Hamlet, Rodrigue, Roméo. N’est-ce pas l’unité de ces figures qui les a gravées si aisément dans toutes les ames ? Je vois dans la nature, et j’admets dans l’art, le voisinage de la laideur et de la beauté ; j’accepte le grotesque à côté du sublime, Ariel auprès de Caliban ; mais je souffre quand je vois ces contrastes associés violemment dans un même personnage. Mêlez Ariel à Caliban ; qu’en sortira-t-il ? Assurément ce ne sera pas un être humain. Dans le nombre infini des types créés par Walter Scott, j’en vois bien quelques-uns formés par le procédé des contrastes ; seulement, le grand artiste use toujours de ce mode de création avec mesure et ne place guère de telles figures au premier plan.

Ô Poète ! vous avez la religion de votre art : vous voulez que la poésie au théâtre soit une haute leçon, une voix puissante, une conseillère auguste. C’est bien : mais prenez garde ; vous courez, malgré vous, le risque d’avilir le sentiment noble en l’associant au sentiment bas. Vous n’avez pas profané l’amour en nous le montrant accessible au cœur de Marion ; non, j’en conviens. Cependant êtes-vous bien sûr de n’avoir pas malgré vous, ajouté une fleur pudique au bouquet de la courtisane ? Je n’oserais, pour ma part, affirmer que l’amour maternel n’ait pas perdu quelque chose de sa sainte beauté en passant