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trouvé offrir à M. Ponsard l’inappréciable avantage de former le contraste le plus complet avec les passions, les incidens, les combinaisons qui pèsent sur la scène depuis dix ans, et dont le public commence à se fatiguer. Dans Lucrèce, action, mœurs, caractères, tout est simple, régulier, naturel ; l’impression que le spectateur emporte de la représentation est honnête, probe, élevée ; on assiste à une catastrophe de famille, terrible, mais fortifiante et exemplaire ; l’enseignement qui en ressort est clair, sans ombre, sans équivoque. Rien (il est triste de le dire) ne diffère davantage des impressions que produisent généralement les convulsions du drame moderne.

J’admire profondément la force et la hardiesse empreintes dans les principales compositions des maîtres de la nouvelle école ; mais le regrette en même temps, pour eux et pour nous, qu’ils semblent s’être voués exclusivement à la peinture des mœurs, des passions, des caractères exceptionnels. Ce qu’ils se plaisent à reproduire, ce n’est pas, comme tous les grands dramatistes de tous les pays, comme Sophocle, comme Shakspeare, comme Plaute, comme Schiller, la vie humaine dans son développement simple et régulier ; ce n’est pas l’homme tel que nous le montrent le monde et l’histoire : ce qu’ils recherchent, ce qu’ils affectionnent, c’est l’irrégularité, la singularité, l’exception. Ce qu’ils nous offrent sans cesse, ce sont des anges, des démons, des géans, jamais nos frères, jamais nos semblables. Certes le temps, la liberté, la faveur publique, n’ont pas manqué au drame moderne. Depuis plus de dix ans, il occupe la scène en souverain. Déjà cette école a produit, non pas, à Dieu ne plaise ! tout ce qu’on est en droit d’espérer d’elle, mais une partie notable des œuvres qui doivent établir sa place dans l’avenir. Hernani, Marion de Lorme, Antony, le Roi s’amuse, Chatterton, la Tour de Nesle, Angèle, Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Mademoiselle de Belle-Isle, Ruy-Blas (je réunis et mêle à dessein des œuvres de mains et de valeur diverses), forment un imposant ensemble dont la valeur esthétique et morale est dès à présent appréciable. Eh bien ! je le demande, dans laquelle de ces pièces l’homme et la société sont-ils peints d’après les lois régulières et constantes de leur nature ? Tous ces drames, en y comprenant même le plus simple et le plus naturel de tous, Chatterton, reposent ou sur des faits, ou sur des passions, ou sur des caractères, ou sur des situations de la nature la plus anormale. Je sais que M. Alexandre Dumas se félicite avec une parfaite bonne foi, dans une de ses préfaces d’avoir fait dans Antony une œuvre de sentiment, et dans Angèle un tableau de mœurs ; mais, au risque d’avoir l’air de revenir d’un autre