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LA RUSSIE.

ment le prudent écrivain qui la rédige échapperait-il aux rigueurs du tribunal politique et littéraire de Varsovie, quand la Staatszeitung de Berlin, le journal le plus savamment officiel, le plus précautionneux qui existe, ne peut y échapper lui-même ? J’ai vu presque chaque jour les timides récits de cette feuille coupés tout à coup au beau milieu d’une phrase par les ciseaux de la Parque inflexible qui mesure le cours de l’esprit et de la pensée, ou revêtus d’un impénétrable rideau noir. On dirait une nouvelle du télégraphe interrompue par le brouillard.

Tout ce qui se lie à une pensée d’indépendance, tout ce qui pourrait éveiller un souvenir de nationalité est sévèrement proscrit. J’ai en vain cherché dans les librairies de Varsovie quelques livres sur la Pologne : descriptions du pays, récits de voyage, livres d’histoire, allemands, anglais, français, la police avait tout fait disparaître. Il m’a fallu un ordre d’un général pour me procurer un petit ouvrage imprimé en 1820 à Varsovie sous le titre de Guide du Voyageur en Pologne, et qui est bien le guide le plus pacifique, le plus innocent qu’il soit possible d’imaginer. Le professeur Bentkowski n’a pu réimprimer pour la troisième fois son Histoire de la littérature polonaise avec les considérations générales qui y sont mêlées ; on en a fait à Wilna une sorte de catalogue bibliographique sec et aride, dépouillé de tous ses raisonnemens. Un écrivain présente dernièrement à la censure un ouvrage où il était question dans les termes les moins suspects de la révolution française de 1793. Ce mot de révolution effarouche le censeur, il le raie et le remplace par les termes de changement politique. Il n’est rien de si ingénieux qu’un censeur absolutiste. Grace à celui de Varsovie, voilà notre époque de terreur parfaitement humanisée ; ce que nous avions pris jusqu’à présent, dans notre candeur, pour un bouleversement général n’était qu’un changement politique. Un autre écrivain, M. Bandtkie-Stenzynski, qui avait consacré de longues années à l’étude des médailles de la Pologne, et qui en faisait une œuvre de dévouement plus qu’une œuvre de spéculation, publia un jour à ses frais le résultat de ses recherches sous le titre de Numismatique de la Pologne. Le censeur biffe ce nom et déclare que l’ouvrage ne paraîtra que sous le titre de Numismatique du pays. En vérité, si de tels faits ne m’avaient pas été racontés par les hommes les plus sérieux et les plus loyaux, je les eusse repoussés comme des fables triviales ; mais ils ne sont que trop vrais. La censure lit deux fois chaque brochure, chaque journal, chaque livre, en manuscrit et en épreuves. L’auteur ne peut tromper sa vigilance inquiète, et l’imprimeur est tenu, sous les peines les plus graves, de faire les corrections qu’elle indique. Quelquefois un écrivain opiniâtre, condamné en première instance, s’adresse à d’autres juges et obtient de la censure plus hardie de Pétersbourg l’imprimatur qui lui a été refusé par celle de Varsovie. Alors le livre paraît ; mais les censeurs de Varsovie, défendant pied à pied leurs priviléges, ne permettent pas qu’il soit annoncé ni qu’on en rende compte. Il faut qu’il meure oublié et sorte peu à peu de la boutique du libraire, par la vertu de quelques sympathies silencieuses, sans éclat et sans bruit.

Les Polonais du duché de Posen n’ont point de telles rigueurs à subir. La