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DE LA SITUATION DU THÉÂTRE EN FRANCE.

l’atticisme de quelques détails de versification et de langage. Ce n’est donc point à titre de tragédie jetée dans l’ancien moule que Lucrèce s’est concilié de si ardentes sympathies. Si pourtant on insistait, et qu’on voulut à toute force compter l’auteur de la tragédie nouvelle parmi les partisans de l’ancien régime littéraire, nous renverrions les obstinés à l’opinion textuelle que M. Ponsard a consignée, il y a trois ans à peine, dans un article de littérature inséré dans une revue provinciale et intitulé : De mademoiselle Rachel, de Corneille, de Racine et de Shakspeare. Si le jugement qu’on va lire sur les poètes de l’école impériale ne paraît ni bien neuf ni d’un tour bien délicat, il a, du moins à nos yeux, le mérite d’être net et péremptoire : « Il y a, disait M. Ponsard, quelque chose de tué à tout jamais ; c’est la friperie du bagage littéraire de l’empire, vieux galons dédorés, paillettes prétentieuses, mais sans éclat, ramassées par Chénier dans la facture flasque du vers de Voltaire, quand il n’était pas soutenu par le sentiment, et léguées encore plus usées par Chénier à ses continuateurs, jusqu’à ce qu’elles se soient ensevelies dans l’Arbogaste[1]. »

On voit par cette citation que ce ne saurait être comme continuateur, encore moins comme admirateur des poètes de l’empire, que M. Ponsard a mérité d’être élevé sur le pavois. Il faut donc chercher à cette ovation un autre motif. — Ne serait-ce pas qu’on a cru voir dans Lucrèce le premier ou le plus habile essai de transaction entre les deux écoles ? Il y a plus de vérité dans cette assertion que dans la première. Le mélange de deux manières est manifeste d’un bout à l’autre de la pièce nouvelle. Nous ajouterons que la théorie du critique viennois concorde ici à merveille avec l’œuvre du poète. On lit la déclaration suivante dans l’article cité plus haut :

« … Il serait beau qu’un poète surgît qui corrigerait Shakspeare par Racine, et qui compléterait Racine par Shakspeare. En ce sens, l’école de M. Hugo a rendu à l’art d’importans services. Je ne parle pas des plats imitateurs qui sont toujours à la queue de toute création puissante… Sans doute on est allé trop loin, mais les excès sont inséparables de l’ardeur d’une révolution. Il fallait un coup de vigueur exagérée pour secouer les esprits engourdis. L’ébranlement a été donné, puis viendra la réaction, si elle n’est déjà venue ; puis la littérature, long-temps oscillante, se reposera dans les bienfaits de l’éclectisme. »

  1. Revue de Vienne, tome IIIe, août 1840, p. 491.