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orphelins de leur patrie, et dans lesquels figure presque toujours ce solennel vieillard à barbe longue et blanche (un Moro viejo de barba crecida y cana), ont, malgré tout leur pathétique, une certaine boursouflure qui empêche qu’on ne sympathise avec la douleur qu’ils expriment. À coup sûr, le seul Abencérage avec lequel on ait pleuré la perte de l’Alhambra et du Généralife est l’Abencérage de M. de Châteaubriand, et tous les suspiros qui se sont exhalés des poumons mauresques depuis Boabdil sont impuissans à gonfler une seule poitrine européenne. Un des chants populaires qui peuvent avec le plus d’avantage se comparer aux Mélodies de Moore est certainement le Scots wha hae (Bruce devant ses soldats à Bannockburn), de Robert Burns. C’est là un magnifique jet, un élan sublime, de forme inculte, presque sauvage dans son énergie, et qui porte bien les traces de la profonde émotion que ressentit Burns en écrivant ces héroïques strophes[1]. Mais les Mélodies de Moore sont en réalité supérieures encore au terrible cri de guerre du poète de Dumfries. Ne le sont-elles que parce que toute vraie poésie naît d’une douleur vraie, et qu’aucun autre pays sur la surface du globe n’a tant et si long-temps souffert que la malheureuse Irlande ? Il l’a bien dit, celui qui aime mieux sa patrie « dans sa désolation, sa honte et ses larmes, que tout le reste du monde dans sa splendeur et sa gloire. »

« Tes chaînes qui te meurtrissent, ton sang qui s’écoule, ne te rendent que plus douloureusement chère à tes fils, dont les cœurs, comme la couvée de l’oiseau du désert, boivent l’amour dans chaque goutte qui s’échappe de ton sein. »

Malgré l’ardeur qu’il met à défendre l’Irlande, malgré l’audacieuse persévérance avec laquelle il réclame son indépendance et accable d’injures l’Angleterre, Thomas Moore n’est rien moins qu’un esprit libéral ou ami du progrès. Tout en prêchant les doctrines politiques les plus subversives, il est le plus zélé partisan de l’ordre moral.

  1. Burns s’était égaré un jour dans la sombre vallée de Glen-Ken, lorsque l’orage le surprit. À travers le vent et le tonnerre, il lui arrivait à l’oreille les sons lointains d’une cornemuse jouant l’air national de Hey tuttie tattie. Il n’en fallait pas davantage à l’ardent fils de la montagne. « La tradition raconte (écrit à ce sujet Burns à son ami M. Thompson) que cet air servit de marche aux troupes de Robert Bruce le jour de la bataille de Bannockburn. Cette pensée me jeta dans un tel paroxisme d’enthousiasme à propos de la liberté et de l’indépendance nationales, que je fis aussitôt sur cet air une espèce d’ode que je supposais pouvoir être adressée par le vaillant royal Écossais (gallant royal Scot) à ses héroïques guerriers au matin de ce jour mémorable. »