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ment froids, mais d’un récit, hélas ! trop fidèle, de désastres épouvantables qui se passaient il y a peu d’années sous nos yeux, et qu’il suffirait d’une imprudence pour reproduire aujourd’hui.

La conclusion du poème est d’une grande habileté, car la situation présentait une difficulté extrême. Le récit ne s’arrêtant point à la mort du héros et à l’extermination des Guèbres, comment le continuer sans affaiblir l’impression produite sur le lecteur, et sans le laisser indifférent à la fin ? Moore s’en est tiré à merveille par la mort de Hinda, qui, loin de vous apparaître comme un détail explétif, espèce de catastrophe obligée cousue au bout d’une pièce, vous semble d’une nécessité tout-à-fait impérieuse, et se lie aussi intimement, aussi inséparablement à tout ce qui la précède que la vibration au son, l’ombre à la substance. Pendant que les Guèbres combattent dans le défilé, la fille de l’émir vogue vers l’Arabie :

As a young bird of Babylon
Let loose to tell of victory won
Files home, with wing, ah ! not unstain’d
By the red hands that held her chain’d
[1].

Soudain une lueur rouge teint les flots de la mer. Au milieu des flammes qui jaillissent de la montagne, un seul instant une forme humaine se dessine sur le ciel. « C’est lui ! » s’écrie Hinda que ne saurait tromper l’instinct si sûr de son cœur, et aussitôt elle se précipite dans la vague empourprée. Il y a quelque chose d’essentiellement poétique dans ce dénouement, car il est à remarquer que Hinda, dans son délire, ne voit point la mer et ne cherche que la flamme. Sa mort est presque une profession de foi, un élan vers le dieu qu’adorait son amant.

Si je me suis étendu sur Lalla Rookh, si j’ai signalé avec soin ce qui m’en paraissait constituer les défauts et les beautés, c’est que, bien que ce ne soit pas là son titre le plus sûr à l’admiration de la postérité, la grande renommée de Moore repose sur ce poème. Quant au genre adopté (je serais tenté de dire inventé) par le poète dans ses compositions orientales, c’est un genre exceptionnel, à part, qui n’a pu former d’école que l’on peut admirer, à cette condition pourtant qu’il s’identifiera avec une individualité éclatante. Il n’y a presque pas d’homme de génie qui n’ait au moins une fois imprimé le cachet de son nom à une chose médiocre en soi ; mais plus une pareille œuvre

  1. « Comme une colombe de Babylone, messagère de victoire, vole vers son pays, l’aile souillée par les mains rouges qui la tenaient enchaînée. »