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POÈTES ET ROMANCIERS ANGLAIS.

lui laissa que des souvenirs pleins d’amertume et de dégoût. L’aspect de ce peuple enfant, de cette nationalité ébauchée, ne le frappa par aucun de ses côtés vraiment grands ; il en saisit toutes les imperfections et les vices, comme plus tard mistriss Trollope en a saisi les incohérences et les ridicules : « J’allai en Amérique, dit Moore dans la préface des Odes et Épîtres, publiées en 1806, sans aucune prévention défavorable ; au contraire, je me livrais à certaines illusions touchant la pureté du gouvernement et le bonheur primitif du peuple… Mon attente fut entièrement trompée, et j’avais envie de dire à l’Amérique comme Horace à sa maîtresse : Intentata nites. » On devine à ce début le ton que prendra Moore plus tard vis-à-vis de « cette race factieuse, pauvre d’esprit et prodigue de paroles, née pour être esclave et ambitieuse du pouvoir. » Oubliant sans doute que l’Amérique était la sœur légitime de l’Irlande, qu’elle s’était courbée sous le même joug et qu’elle l’avait secoué, qu’elle avait souffert les mêmes injustices et qu’elle venait de les venger ; oubliant enfin que, si le peuple irlandais avait su en profiter, la capitulation de York-Town ouvrait à la malheureuse Érin le chemin de la liberté, Moore, dans la VIIIe épître adressée à M. Spencer, s’exprime de la manière suivante sur la patrie de Washington : « Tout ce que la création éternellement variée contient de grand ou d’aimable fleurit et se développe ici ; les montagnes s’élèvent avec fierté, les jardins s’épanouissent dans leur éclatante richesse ; de beaux lacs s’étendent, de grands fleuves roulent leurs ondes victorieuses. L’ame (the mind), l’ame seule, sans laquelle le monde n’est qu’un désert, l’homme que de la boue ; l’ame, l’ame seule, enfouie dans un repos stérile, ne fleurit ni ne s’élève, ne s’épand ni ne brille ! Prenez-les tous, chrétiens, mohawks et démocrates, depuis le wigwam jusqu’à la chambre du congrès, depuis l’homme sauvage (esclave ou libre) jusqu’à l’homme civilisé, moins apprivoisé que lui, ce n’est partout que même chaos ténébreux, que même lutte inféconde entre la vie à moitié civilisée et à moitié barbare, où tous les maux de l’ancien monde se mêlent à toutes les grossièretés du monde nouveau, tout pervertit, bien que peu de choses séduisent, et où du luxe rien n’est connu que le vice. »

À côté de cette répugnance pour l’état social en Amérique éclate une admiration sans bornes pour les beautés de la nature inanimée. Moore doit à son voyage au-delà de l’Atlantique quelques-unes de ses descriptions les plus brillantes, quelques-unes de ses pages les plus vivement colorées. Ainsi je signalerai l’ode appelée la Chute