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gros arbres avec une corde énorme ; quand le soleil les incommode ils se couvrent le dos d’un tas de foin et restent immobiles, comme assoupis, évidemment satisfaits d’être à l’abri de la piqûre cuisante des gros insectes qui s’introduisent dans les gerçures de leur peau ; le roi des animaux lui-même a son invisible ennemi qui le poursuit. Malgré moi, j’éprouvais une certaine frayeur à traverser ce double rang de monstrueux quadrupèdes, dont aucun cependant n’interrompait son souper à mon approche ; on leur avait servi une herbe tendre arrachée dans des terrains fraîchement inondés, et il fallait voir avec quelle délicatesse chaque éléphant secouait sur son genou la racine remplie de terre avant de porter à sa bouche la gerbe appétissante. On sait que cet animal ne produit jamais en captivité ; ceux que nous voyions là venaient tous des forêts de Dakka ; Madras recrute les siens dans les solitudes qui avoisinent le golfe de Manahar, et l’on s’étonne que la race n’en soit pas éteinte quand on songe qu’une seule chasse, faite en 1840, vers la pointe de la presque île, amena la capture de plus de soixante-dix éléphans.

Le parc du gouverneur est bordé par les eaux du Gange ; vis-à-vis les fenêtres du palais, sur la rive droite, s’étend Serampoor, jolie ville danoise, tout européenne d’aspect, jadis florissante, au temps où Chandernagor était autre chose qu’un comptoir démantelé. Je ne pense pas que, depuis bien des années, aucun navire soit venu de Copenhague à Serampoor. Maintenant qu’elle n’a plus pour s’enrichir nos guerres, grace à sa neutralité, cette petite factorerie est devenue le centre des missions baptistes, la grande officine des bibles traduites dans toutes les langues de l’Asie. Croirait-on qu’il y a vingt ans des pirates du Gange attaquèrent le comptoir danois, défendu par trente cypaies, triste combat, le dernier sans doute que verra jamais ce pavillon du nord sur le sol de l’Inde ? Hélas ! ce n’est pas à nous de rire de la décadence de ceux qui s’installèrent les premiers sur le territoire du grand Mogol. En nous avançant au milieu du fleuve, nous verrions presque flotter nos couleurs sur les rues désertes de Chandernagor. Mais est-il besoin d’aller jusque-là pour constater que nos établissemens dans l’Inde sont désormais des ruines et rien de plus ? Laissons, puisqu’il le faut, cette partie de l’Asie aux Anglais ; mais profitons de leur exemple, comme ils ont, là même, profité de celui de leurs devanciers, pour porter dans d’autres contrées notre civilisation, qui peut-être vaut bien la leur.


Théodore Pavie.