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lames écumantes, ballotté sur une mer courte et clapoteuse à cause de son peu de profondeur, n’a pour se guider que le plomb de la sonde et les feux éclatans qu’à chaque demi-heure on brûle à la poupe des pontons mouillés, selon la saison, plus ou moins loin du rivage.

Ces feux de Bengale produisent un effet fantastique ; quelquefois ils illuminent soudainement les voiles gonflées d’un grand navire qui disparaît de nouveau comme un fantôme dans les ombres de la nuit, quelquefois, vus de loin, ils ressemblent à une étoile détachée des cieux qui tremble un instant sur le sommet de la vague avant de s’éteindre dans les abîmes de l’Océan. C’est à bord de ces bâtimens stationnaires, exposés à toutes les intempéries de la mousson, aux brûlantes ardeurs d’un soleil tropical, que les apprentis pilotes passent de longues années à s’initier aux caprices du golfe, aux difficultés de ces routes changeantes à travers lesquelles ils doivent un jour guider les vaisseaux.

Quand on a franchi ces brasses périlleuses, le fleuve se déploie non dans la sereine beauté de ses rives, mais dans les effrayantes solitudes de ses Sunderbands. Avant d’arriver aux belles forêts du Mississipi et de ses affluens, il faut traverser ces prairies mouvantes que le voyageur, tout d’abord désappointé, contemple avec tant d’ennui ; avant de rencontrer les paysages auxquels nous ont accoutumés les oriental annuals et les keepsake, il faut côtoyer l’île de Sagor et des pays d’alluvion inhabitables. Ces Sunderbands (soundarivana, forêts d’arbres soundari, heritiera minor ou robusta) sont une vaste étendue de terrain boisé qui termine le delta du côté de la mer, sur une longueur de cinquante-cinq lieues. Excepté dans la partie qui avoisine immédiatement le grand bras du Gange, les mille ruisseaux et rivières qui forment à travers ces terres désolées un inextricable labyrinthe sont tous salés ; le sol est composé de sable et de terre noire disposés en couches régulières, mais rebelles à toute culture, comme l’ont prouvé les inutiles tentatives auxquelles les planteurs semblent avoir renoncé depuis une trentaine d’années. Ainsi cette plage, que suivent de si près tous les Européens en arrivant au Bengale, est encore de nos jours une solitude déserte, un rivage de mort sur lequel règnent en maîtres les bêtes féroces et particulièrement le tigre.

On sait quelle terreur extraordinaire inspire aux Bengalis ce roi de leurs forêts ; cependant trois classes d’individus s’aventurent parfois dans les Sunderbands : le bûcheron, qui aime par instinct à se