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LE ROMAN DANS LE MONDE.

de ce qui s’agite dans l’ame ? Faudrait-il croire que dorénavant il ne devra plus y avoir de place que pour les enfantillages du caprice et les banalités du rêve ? Quand une littérature est vraiment active et vivante, quand elle se développe dans ses conditions véritables, ce qui en fait le fonds, n’est-ce pas surtout le tableau des passions humaines, des sentimens éternels de notre nature, saisis et fixés sous les nuances contemporaines ? L’imagination alors n’est qu’un cadre, la scène où viennent se produire avec bonheur les créations du génie, qui ne sont autre chose, après tout, que les types et comme les résumés, l’expression dernière de ce que fournit à l’observation l’étude profonde du cœur dans l’homme, de l’homme dans le monde. C’est la l’époque de virile jeunesse où l’art tient de près à la vie, où la vie, par ce contact fécond, se communique à l’art et lui imprime la durée. Plus tard, quand on arrive à ces époques douteuses où un changement est devenu imminent, où une transformation s’annonce, à ces époques d’où peuvent dater également la fin d’une période glorieuse ou le début d’une ère nouvelle, on hésite ; des pressentimens de rénovation, des craintes de décadence, s’entremêlent et se succèdent. C’est l’heure de choisir, c’est l’heure de se décider. Qui passera d’abord dans l’art, qui sera maître, ou du sentiment ou de l’imagination ? Là est la question véritable.

Si l’imagination devient exclusivement souveraine, il faut tout attendre de son despotisme : elle n’aura plus la règle qui fait sa force, le frein qui la tient dans les hautes sphères, et vous la verrez, vagabonde, s’égarer jusqu’aux dernières limites de l’impossible, pour retomber ensuite aux plus grossières trivialités du réel. Par malheur, l’imagination entraîne avec elle, dans cette course aventureuse, le sentiment, qu’elle subjugue et qu’elle transforme, dont elle fait son esclave et presque son jouet. C’est ainsi qu’à la suite de l’imagination, et dans ce vasselage humiliant, le sentiment, si on l’ose dire, devient imaginaire. Alors se produit ce monde de convention où tout est grossi et altéré, où la vertu a perdu sa grace et le vice sa laideur, où les passions ne correspondent même plus aux caractères ; en un mot, ce monde sans vérité et sans nom, le monde de tant de romanciers de notre époque.

Ce n’était pas assez encore de fuir les régions sereines où se complaît la muse des âges vraiment littéraires. À mesure qu’on se séparait davantage de la société, à mesure qu’on se perdait dans les extases solitaires de l’orgueil, on ajoutait en même temps à ses exigences envers cette société qu’il eût suffi d’amuser en la peignant,