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LE MONDE GRÉCO-SLAVE.

V.

Jusqu’à ces derniers temps on a vu la Bosnie former un état à part dans l’empire turc. Son aristocratie toute guerrière commence par transformer le pays en une immense place d’armes, dont les avant-postes, jetés bien loin du corps de place, atteignent le Danube et jusqu’au fond de la Macédoine ; puis, attaqués en 1804, ces boulevarts extérieurs sont peu à peu démolis par les sultans et les raïas, qui viennent enfin livrer assaut à la place proprement dite en 1832. Cet assaut, soutenu d’abord avec gloire par le dernier héros national, Vouseïne, a duré jusqu’en 1840, année qu’on peut regarder comme la dernière de l’état bosniaque. Depuis ce temps, il n’y a plus en Bosnie ni fiefs, ni places héréditaires ; tous les chefs reçoivent leur nomination directement de la Porte. Ce sont ces chefs seuls qui, fidèles ou parjures à leur serment, font aujourd’hui la paix ou la guerre dans le pays.

L’empire du sultan a-t-il gagné à cet état de choses ? Ceux qui regardent l’intimidation et l’obéissance apathique des sujets comme une garantie de puissance pour les couronnes, trouveront que l’empire qui s’est régénéré par l’extermination des janissaires a sagement agi en écrasant aussi la fière nationalité de la Bosnie, cette pépinière du janissariat. De telles mesures ont certainement rendu l’administration centrale plus facile ; mais, en violentant les croyances et les mœurs, on a poussé les populations à l’indifférence. Victimes de tant de réformes, les unes prématurées, les autres anti-nationales, les peuples finissent par se considérer comme des troupeaux stupides que des pasteurs couronnés font paître, qu’ils tondent, et qu’ils échangent entre eux à leur gré. Maintenant les Bosniaques ne combattront plus avec enthousiasme ni les Autrichiens, ni les Russes. À leurs yeux, le Turak, le Schvabo et le Moskov sont égaux. Pour quelle cause se passionnerait désormais le Bosniaque ? Depuis les réformes franques, il n’a plus ni religion ni patrie, et la Bosnie n’est plus traitée que comme une province ottomane, quoique les habitans ne sachent pas le turc et ne puissent jamais devenir des Ottomans. Il n’en était pas ainsi il y a cinquante ans : les spahis bosniaques étaient alors le plus ferme appui du trône de Stambol ; stimulés par l’amour d’Allah, ils s’élançaient au premier appel contre quelque ennemi que ce fût, menant au camp impérial des contingens bien plus nombreux