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jusqu’aux confins de la principauté, et avant de se quitter, chrétiens et musulmans dînèrent ensemble, à l’asiatique, les jambes croisées, sous des tentes aux riches couleurs. Ainsi, pendant qu’au mépris des tendances européennes de son peuple, Miloch, comme un satrape d’Asie, rétablissait chez lui les mœurs et les institutions turques, en Bosnie, au contraire, il intervenait, au nom de la civilisation d’Occident, chez un peuple à qui cette civilisation est odieuse. Le tyran serbe aidait de tout son pouvoir le sultan giaour à étouffer les antiques libertés oriento-slaves, garanties aux Bosniaques par tous les tsars musulmans. N’ayant pour guide que son intérêt propre, Miloch relevait d’une main ce qu’il abattait de l’autre ; il imposait aux Bosniaques les réformes dont ils ne voulaient pas, et refusait ces mêmes réformes à ses propres sujets, qui les demandaient à grands cris. N’était-il pas juste que ce despote fût enfin renversé ? Cependant à mesure que sa puissance s’écroulait en Serbie, il s’élevait en Bosnie une puissance nouvelle. Les raïas, que Miloch avait trahis, se tournèrent dans leur désespoir vers le visir Vedchi, qui, préludant au hati-chérif de Gulhané, leur parlait d’égalité devant une loi unique, commune à tous les rangs, à tous les cultes. Quoiqu’ils comprissent peu de chose à ces théories occidentales, les raïas devinèrent qu’elles pouvaient les venger de leurs spahis ; il n’en fallut pas davantage pour assurer l’appui de la population chrétienne à Vedchi, qui devint bientôt pour les Bosniaques un maître absolu.

Vaincue dans tant de combats, l’aristocratie bosniaque ne résistait plus par les armes ; il s’agissait de la vaincre jusque dans ses mœurs, en déclarant abolis tous les fiefs, toutes les dignités héréditaires, depuis les spahiliks jusqu’aux grandes capitaineries, et en les remplaçant par des emplois temporaires. Cette révolution, qui avait pour but officiel de substituer aux droits de l’hérédité les droits de la capacité, s’annonça en 1837 par la destitution des principaux capitaines de la Croatie turque. Vedchi les remplaça par des aïans nommés à vie ; Bania-Louka fut la première ville qui accepta ce nouvel état de choses. Toutefois le visir, n’ayant point d’armée, n’osait encore pénétrer dans la capitale de la Bosnie, et se bornait à expédier de sa citadelle de Travnik les ordres impériaux ; mais les spahis lui obéissaient par crainte, car Vedchi avait pour lui les raïas. Depuis le derviche Dchelaloudine, aucun visir n’avait joui dans ce pays d’un pouvoir aussi étendu. Tout à coup le sultan Mahmoud fut enlevé à l’empire ; les musulmans bosniaques saluèrent avec une joie indicible la mort de ce souverain qui, durant son long règne, n’avait