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leurs facultés diverses. Un livre mal fait vivra, si j’y rencontre vingt pages heureuses et fertiles, et qu’est-ce qu’un ouvrage dont tout le mérite consiste dans l’économique arrangement et la sobre disposition des matières ?

Ces deux vertus ne peuvent être imputées à M. Wilson. Il divague, babille, pérore, s’égare, et quelquefois il abuse de cette charte de l’excentricité littéraire. Mais les idées neuves et les charmans tableaux abondent dans ses volumes ; ses essais sur Thomson, Cowper et Wordsworth, une Excursion à Grassmere, Christophe dans sa Volière, et les Bruyères d’Écosse sont de délicieux fragmens. Les Prisonniers français à Dartmoor offrent le mérite plus touchant encore d’une sympathie vive et d’une sensibilité noble envers des ennemis malheureux. « C’était triste, la prison de Dartmoor pendant la dernière guerre ; un édifice énorme et lugubre, tout rempli de prisonniers français, et à côté d’eux une troupe de bandits ramassés sur tous les coins du globe, pirates, contrebandiers, assassins, escrocs, la lie et l’écume de ce monde. C’était triste de voir, au milieu de cette population ignoble, de braves et honnêtes soldats de la France enfermés dans le donjon qui dominait les bruyères lugubres et désertes, et condamnés à y périr captifs. Là pleurèrent, se consumèrent et moururent des milliers de ces étrangers, et quand leurs poitrines fatiguées n’eurent plus un soupir pour la patrie absente, ils s’éteignirent. J’y ai vu des jeunes gens, des héros de vingt ans, pris sur le champ de bataille, forcés de ronger le frein de la captivité, en proie aux passions du premier-âge et à cette soif d’action qui ne pouvait s’étancher et qui les dévorait en les vieillissant. Ils étaient plus que centenaires déjà, bien qu’ils mourussent à la fleur de l’âge. À côté d’eux, j’ai vu descendre dans des fosses obscures, et sans larmes, de vrais vieillards, des vétérans d’armée, couverts de blessures anciennes qu’ils ne voulaient pas guérir, ou se débarrassant eux-mêmes d’une vie qui n’était plus une vie. Quelquefois l’extrême désespoir s’y transfigurait pour ainsi dire et prenait la forme de je ne sais quelle gaieté sauvage, bonheur troublé et effroyable à voir ; de pauvres jeunes gens, plus pâles et plus délicats que des filles, attendaient avec anxiété, recevaient avec larmes la lettre d’un père ou d’une mère ; puis, cette lettre reçue, ils partageaient l’orgie et la bacchanale des bandits de la prison. Là, quelques êtres privilégiés s’isolaient dans les cours et se tenaient écartés de la foule, devenus peintres, sculpteurs ou graveurs, et au moyen d’un morceau de charbon ou d’un couteau atteignant ou dépassant les chefs-d’œuvre