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LITTÉRATURE ANGLAISE.

le style bizarre et heurté, mais étincelant de verve qui le distingue. Comme Addison et Steele, il attribue ses élucubrations à un personnage de fantaisie qu’il fait parler et agir, et dont l’invention est excellente. Ce symbole qui se nomme Christophe du Nord, ou, si vous voulez, Christopher North, et qui publie ses Récréations en trois volumes[1], c’est un vieillard très blanc et très vert, né au cœur de la vieille Écosse, goutteux et quinteux, mais, quand la goutte le laisse tranquille, aimable et jovial, causant bien, dissertant savamment, amoureux de la pêche, de la chasse, du whiskey écossais (eau-de-vie de grain qui sent la paille et la fumée), de la bonne poésie, de la gaieté, de la table, et de toutes les joies de ce monde.. Il a le front haut, la chevelure rude et chenue, le teint rouge et hâlé, l’œil bleu et vif, le sourire sur les lèvres, le poing encore vigoureux, les muscles souples et forts, l’estomac sain et capace, la voix haute et ferme, le cœur généreux et l’esprit très net. Grace à ces qualités diverses, réunies sur la tête de Christophe, l’auteur parle à son aise de chasse, de grammaire, de littérature, de drame, de peinture, de poésie, de politique ; il se met en colère, il disserte gastronomie, raconte des histoires, esquisse la caricature et la facétie, revient à la gravité, à la solennité, à l’élégie, et se permet des excursions sur tous les domaines. Cette manière dithyrambique et vagabonde d’exercer la critique a ses dangers ; l’ingénieuse sécheresse des aperçus n’a-t-elle pas aussi les siens ? Après tout, Diderot survit à Fréron ; Hazlitt et Coleridge effacent les écrivains didactiques de leur époque. On préfère à cette stérile et fade gravité le livre fou de Cazotte, ou une ligne de ce docteur Mathanasius, qui certes n’a pas le sens commun ? Les peuples qui encouragent l’originalité dans les œuvres de l’esprit me semblent avoir raison ; la régularité ne vaut pas l’originalité. Quoi de plus irrégulier que Michel Montaigne ? Est-il Gascon ? Est-il Romain ? Est-il philosophe ? est-il poète ? croit-il ou doute-il ? Pourquoi, dans son chapitre des coches, parle-t-il seulement de Jules César et de sa femme ? Ce fabricant de pages bizarres et d’essais sans suite et sans fin n’en est pas moins le plus grand écrivain du XVIe siècle en France, le père-nourricier de Jean-Jacques, de Pascal et de Montesquieu. Si vous espérez remplacer par la méthode seule le génie ou l’observation, vous n’arriverez qu’à des résultats misérables ; voulez-vous posséder une littérature vraiment féconde, servez, encouragez, aimez le développement naïf des esprits et de

  1. Recreations of Christopher North, Edinburgh.